Nous avons pensé que nos visiteurs pourraient être intéressés par ce texte de Christian Rioux, paru dans Le Devoir du 8 janvier dernier, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus. Nous remercions Christian Rioux et le quotidien Le Devoir de nous avoir accordé la permission de reproduire cet article.
Camus essentiel
Christian Rioux
Par un curieux hasard, je relisais cette semaine les mots prononcés par René Lévesque en octobre 1970. «Ceux qui, froidement et délibérément, ont exécuté M. Laporte, après l’avoir vu vivre et espérer pendant tant de jours, […] ont importé ici, dans une société qui ne le justifie absolument pas, un fanatisme glacial et des méthodes de chantage à l’assassinat qui sont celles d’une jungle sans issue. […] S’ils ont vraiment cru avoir une cause, ils l’ont tuée en même temps que Pierre Laporte.»
Les hasards de la lecture sont impénétrables. Soudainement, ces mots me sont apparus comme la traduction politique de ceux prononcés soixante ans plus tôt par un autre homme dans un autre contexte. Les voici: «Chaque fois qu’un opprimé prend les armes contre l’injustice, il est obligé malgré lui d’entrer dans l’univers de l’injustice.»
Nul doute que Lévesque avait lu et médité l’auteur de cette phrase et que, sans cela, il n’aurait jamais pu restaurer dans toute sa noblesse véritable, comme il le fit en 1970, l’idéal de l’indépendance du Québec. Cet auteur, c’était Albert Camus. Lorsque je relis Lévesque, j’ai presque l’impression d’entendre Camus. Comme l’auteur de L’Étranger, Lévesque avait pris le parti des opprimés. Comme Camus il combattait l’arbitraire des puissants, ici celui de Trudeau et de sa Loi des mesures de guerre. Mais, comme Camus, il le fit avec une conscience aiguë des limites de l’action politique, fût-elle au service d’une cause juste. Le doute qui s’exprimait chez Lévesque jusque dans ses intonations n’est d’ailleurs pas sans rappeler Camus.
Je ne vois pas d’exemple plus percutant pour saisir l’actualité d’un écrivain dont on souligne cette semaine le 50e anniversaire de la mort. En cette époque où le terrorisme est devenu un événement quotidien et où la liberté est une marque de yogourt, disait Falardeau, il y a peu d’écrivains plus actuels. Il faudrait en obliger la lecture à tous ceux qui rêvent encore d’idéologie ou qui se cherchent chez les immigrants ou ailleurs une nouvelle classe ouvrière rédemptrice. La leçon vaut à droite comme à gauche. La semaine dernière, je lisais dans La Presse que la démocratie en Chine «finira fatalement par arriver». Rien que ça! Camus a pourtant tout dit sur le «sens de l’histoire», cette baliverne marxiste aujourd’hui ressuscitée par les néolibéraux.
Certains déploreront une commémoration un peu factice. Je ne peux pourtant que me réjouir en voyant le visage d’un tel homme à la une des magazines. Son célèbre mégot reproduit sur les affiches de tous les kiosques à journaux parisiens apparaît comme un défi à la rectitude politique de l’époque. Et puis, je me dis qu’il y a quelque part, dans Hochelaga-Maisonneuve ou à Dakar, un enfant de 15 ans qui croisera ce regard et qui se mettra à lire.
On aurait tort de cantonner Camus dans les chapelles littéraires. Il est d’ailleurs bien plus populaire que ces auteurs que l’on dit appartenir à la littérature populaire. Son chef-d’oeuvre L’Étranger est le livre de poche le plus vendu dans la francophonie, avec 6,7 millions d’exemplaires, devant Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Il s’en est vendu quatre millions d’exemplaires au Japon seulement. Même George W. Bush disait l’avoir lu. Voilà qui devrait clore le bec à ceux qui décrètent la mort de la culture française. Car, au fond, Camus est plus vivant que bien des auteurs actuels.
S’il fallait lire un seul livre de Camus, c’est peut-être Noces qu’il faudrait choisir. Pour la communion avec la mer, le soleil et la vie. Et pour ces dieux qui «parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes». C’est cet amour de l’humanité qui a préservé Camus des idéologies totalitaires de droite et de gauche.
À la radio, on se chamaillait cette semaine, au Québec comme en France, pour savoir si Camus devait être admis chez les philosophes. Ces derniers n’ont jamais goûté son écriture simple et limpide, inspirée du meilleur journalisme, qu’il a longtemps pratiqué. Un exemple face aux proses pédantes et académiques qu’encouragent tant de nos universités et même certaines gazettes.
Et puis, Camus est un auteur de la francophonie avant la lettre. Cet Algérien dans l’âme, qui fit des reportages sur la misère en Kabylie, n’a jamais renié sa terre. C’est là qu’il a puisé sa première identité. Sa première compréhension du monde. Sa seule grande erreur politique fut probablement de ne pas avoir choisi à temps l’indépendance de l’Algérie. Par fidélité à sa mère analphabète, disait-il.
Finalement, comment oublier que Camus, né dans les faubourgs d’Alger, fut un pur produit de l’école publique? Pas d’une école qui cède aux modes pour parler de l’actualité et du «vécu» des élèves, mais qui essaie d’assumer tant bien que mal, avec toutes les difficultés que cela représente, son rôle de transmission de ce que l’on nomme si justement les humanités.
Le philosophe Alain Finkielkraut vient d’ailleurs de proposer qu’au lieu de transférer les cendres de Camus au Panthéon, on y envoie celles de l’homme qui lui avait ouvert les portes du savoir: son instituteur Louis Germain, à qui il dédia son prix Nobel. Quelle idée formidable!
Le Devoir – 8 janvier 2010