Témoignage
Par Gratia O’Leary
Gratia O’Leary a été attachée de presse de René Lévesque pendant huit ans. C’est à son mari, Walter O’Leary, qu’elle doit son engagement au mouvement indépendantiste québécois. Elle milite activement et c’est par un concours de circonstances qu’elle devient attachée de presse du parti et de son président René Lévesque en 1974. Au lendemain de l’élection de 1976 elle l’accompagne à Québec et travaillera à ses côtés jusqu’en 1981. Une grande amitié la liait à Corinne Côté ce qui explique ces vacances des deux couples aux États-Unis.
René Lévesque aimait la mer quasi immodérément. L’eau était son élément de prédilection et en tout premier lieu le Fleuve Saint-Laurent car pour lui, comme pour beaucoup de gaspésiens, le fleuve de son enfance c’était la mer. À New Carlisle l’eau est salée, l’immensité est là, les embruns, l’air iodé et les vagues tantôt vertes tantôt grises selon les caprices du temps.
Si, au cours d’une tournée il survolait le fleuve, ses yeux brillaient d’une façon particulière, il se penchait vers le hublot, oubliait son entourage et on sentait son esprit partir vers un rêve d’enfance, vers sa Gaspésie natale. Quand il revenait de ce songe éveillé il lui arrivait de comparer le fleuve à une immense main aux longs doigts enserrant le territoire québécois de ses affluents.
Pour monsieur Lévesque les vacances ça voulait presque toujours dire mer, océan. Dans les années 50, avec sa famille il se rend en Nouvelle-Angleterre et découvre avec bonheur Cape Cod : «…cette merveille du monde dont le sud reçoit les courants tièdes du Gulf Stream …» «…c’est là que je retourne chaque année pour deux ou trois semaines d’une thalassothérapie dont mon organisme gaspésien ne peut se passer…» écrit-il dans son autobiographie.
J’ai vécu quelques unes de ces «thalassothérapies» avec lui, Corinne sa femme et mon mari Walter. C’est d’ailleurs Corinne qui avait eut l’idée que nous nous retrouverions là-bas en voisins de vacances. Pour Walter et moi c’était une première, nous ne connaissions pas la Nouvelle-Angleterre et nous acceptâmes spontanément. Très spontanément car, j’avoue qu’en conduisant depuis Ogunquit vers Boston je me suis prise à penser que de passer des vacances avec son patron n’était peut-être pas l’idée du siècle. Je n’en soufflai mot un peu anxieuse sur ce qui nous attendait. Lévesque m’avoua par la suite qu’il avait eu le même questionnement. Et si j’allais lui parler boulot! Il m’avait bien mise en garde : pas question de discuter travail pendant ce temps sacré.
Nos cottages avaient un mur mitoyen et nos petites terrasses sur front de mer se touchaient; un rituel composé de périodes d’intimités et de sociabilités s’établit tout naturellement.
René Lévesque et Corinne se levaient tard car ils jouaient aux cartes et lisaient fort avant dans la soirée. Surtout en vacances. Ils commençaient leur journée par des cafés noirs accompagnés, pour lui, de toasts brulées en jouant une partie de scrabble ou de yum. Ensuite monsieur Lévesque partait vers la plage avec livres et revues sous le bras. S’asseyait carrément dans le sable ou sur une chaise droite en plein soleil. Il pouvait ainsi passer des heures tantôt lisant, tantôt songeant. On le voyait scruter l’horizon régulièrement. Un tout petit bonjour si on se croisait. C’était tacite : pas de placotage. Il se baignait, revenait au soleil sans jamais se protéger. Il bronzait rapidement et ce tan accentuait le bleu de ses yeux perçants et la blancheur de sa longue mèche de cheveux.
Le reste de la journée se passait ainsi, parfois marqué d’une petite virée vers un centre commercial pour acheter le Boston Globe ou le New York Times, des revues américaines ou une nouvelle parution en «pocket book». Pendant cette halte annuelle il ne lisait aucun journal du Québec ou du Canada. Interdit également aux conseillers et, plus tard, après 1976, aux ministres de communiquer avec lui, sauf en cas d’urgence. René Lévesque qui travaillait très fort, très intensément avait la merveilleuse capacité de couper complètement dès qu’il se mettait en mode repos, que ce fut pour quelques heures ou pour quelques semaines. Lui-même ne téléphonait pas au bureau, il faisait confiance à ceux et celles qu’il avait délégué aux affaires.
C’est à l’heure de l’apéro qu’il redevenait sociable comme il disait. Il avait garni une assiette de canapés ou d’une trempette et de quelques chips et place au dry Martini dégusté lentement. Alors là, c’était le bonheur de la conversation, des échanges sur les lectures de la journée. Comme elles étaient très variées on pouvait parler longtemps. Il aimait aussi bien les romans policiers que les biographies, la science fiction que le dernier Goncourt ou Pulitzer. Il lisait tant en anglais qu’en français et aimait partager ses enthousiasmes et ses déceptions. « Très bien racontée cette histoire » ou encore « Bien faiseux cet écrivain ». Je me souviens d’une année ou tous les deux, sans s’être consultés, avions acheté «Sophie’s choice», nous le lisions dans la journée, séduits par la qualité de l’écriture et captivés par l’histoire du William Styron, romancier mais également journaliste apprécié de Lévesque. Nos conversations pouvaient glisser vers quelques souvenirs de reportages, de rencontres avec des gens connus ou non, d’anecdotes du temps de la guerre. Ses descriptions très imagées nous captivaient.
L’apéro était suivi d’un bon repas qui constituait pour lui une partie importante de la vie et par conséquent des vacances. Souvent au restaurant mais aussi chez les uns les autres, toujours pour se gaver de fruits de mer, surtout de homard dont on abusait. C’est lui qui m’enseigna que ce crustacé à son meilleur ne devait pas dépasser une livre et demie; de mon côté je lui avais fait découvrir ma mayonnaise à l’ail comme accompagnement. Il en raffolait.
C’était aussi l’occasion d’essayer des vins américains tant décriés à l’époque, au cours de vacances précédentes il avait découvert les blancs californiens. Oh! ces Chardonnay bien frappés qui mettaient tout le monde de bonne humeur et engendraient cascades de rire et taquineries.
La soirée se concluait par une petite partie de poker aux mises bien modestes au cours desquelles il riait de bon cœur des maladresses de Walter, joueur très occasionnel mais qui gagnait tout le temps ce qui enrageait Corinne et le réjouissait d’autant plus.
C’était un compagnon fort agréable complètement disponible et détendu se laissant gagner par la douceur des journées en bord de mer, heureux d’être là, à ce moment-là.