Au nom des membres du conseil d’administration de la Fondation, je vous souhaite que le temps des fêtes soit l’occasion de belles réjouissances et de joyeuses retrouvailles.
Que la nouvelle année comble vos vœux les plus chers, et qu’elle se déroule sous le signe de la santé, de la générosité et l’amitié.
Je profite de l’occasion pour vous inviter à lire ce petit conte de René Lévesque publié en 1975, l’avant-veille de Noël, dans le journal Le Jour :
Petit conte noir et rose
C’était la veille de Noël. J’avais ma voiture à récupérer, après quelques jours d’hospitalisation dans un garage de la plus lointaine banlieue. C’est à ces moments fastes de l’année, tout le monde le sait, que la mécanique se fait un plaisir démoniaque de se dérégler.
J’avais téléphoné au tout début de l’après-midi, sans grand espoir. « C’est fait, m’avait-on répondu : vous pouvez passer quand vous voudrez. »
À cinq heures, j’arrive, après une randonnée d’autobus qui m’a fait comprendre que les billets à 50 cents sont chers surtout pour ceux dont le temps est de l’argent.
« Bon, m’a dit le patron de la boîte, vous n’avez qu’à la prendre dehors à côté de la porte. On la réchauffe justement depuis un quart d’heure. »
Déjà, il avait l’air faux. Faux par le ton. Faux par les yeux qui n’osent regarder en face. Tandis qu’il s’efforce à la fausse cordialité. Et faux encore plus lorsqu’il me met sous le nez une facture où son inscrites huit heures et demie de travail pour le remplacement d’une ou deux pièces qu’on n’avait pas commencé à poser hier soir sur une bagnole qui était prête à repartir à midi.
Je le regarde. La longue face en lame de couteau, coiffée d’une fausse casquette d’officier, est penchée sur la fausse addition, gênée oui, mais plus têtue que gênée et aussi vorace que têtue. À quoi bon discuter? Comme je n’y étais pas, il inventera n’importe quoi.
Au moment de partir, un bon coup réussi, il commençait à se détendre.
– « Bon, il resterait juste à vous souhaiter… »
– « Oui, salut. » Et je lui tourne le dos. Pas de faux Noël par-dessus le marché!Tellement en maudit que je ne vérifie même pas le niveau de l’essence en reprenant la voiture. « En marche depuis un quart d’heure, » avait-il dit. J’aurais dû y penser…
Il n’y avait pas dix minutes que j’étais sur l’autoroute que, ratés, faibles sursauts, dernier soupir : la panne sèche.
Une veillée de Noël surtout, allez donc faire arrêter sur cette piste de course des gens qui ne songent plus qu’à rentrer au chaud avec les dernières emplettes. Bien sûr, c’est aussi le moment où la police est ailleurs. Je me résignais à choisir entre la longue marche ou la découverte d’une étable, quand, tout à coup, dans un douloureux grincement, des freins se sont appliqués à 70 à l’heure et une petite Volks s’est ensuite ramenée tout doucement, la portière déjà entr’ouverte.
C’était un jeune anglophone plein de franchise et de Christmas spirit. Sa femme l’attendait à la maison mais il a quand même fait un détour de trois bons miles pour me trouver un garage encore ouvert avec une remorqueuse à la porte. Ce qui lui a permis de m’expliquer joyeusement comment il était opposé au « separatism » mais que s’il était lui-même « French Canadian » ce serait évidemment autre chose. Puis il a tenu à entrer avec moi.
– « Si ça ne marche pas, dit-il, je téléphonerai à un gars que je connais un peu plus loin. »Mais ça a marché. Difficilement. Propriétaire et mécanicien, ils étaient là, deux copains arméniens arrivés au pays depuis huit ans. Ils avaient hâte de fermer mais pris au dépourvu et sans doute aussi de pitié, ils ont fini par accepter après s’être longuement consultés dans leur langue tandis que j’attendais avec angoisse le verdict de ce tribunal exotique. Pour sceller l’entente, on avale ensemble le petit verre des Fêtes. Ensuite, revêtant son coupe-vent avec un soupir, empoignant le bidon de deux gallons, le mécanicien me fait monter à ses côtés.
Le bout d’autoroute me donne le temps d’apprendre que l’Arménie n’existe plus, toute déchirée entre les Russes et les Turcs. Que lui a été élevé en Syrie et que voilà pourquoi il parle assez couramment le français. Que par conséquent il comprend certaines choses…
Par ce froid sibérien, il tient à verser lui-même l’essence. Ouvrant le capot, il active le démarrage. Ça y est. Combien?
– « Mais ce n’est rien, dit-il. Rien du tout, voyons, la veille de Noël… »
Il a presque fallu qu’on se batte pour qu’il accepte au moins le prix des deux gallons.En trois essais, donc, deux occasions chaleureuses de pouvoir dire Joyeux Noël à des hommes de bonne volonté, saisonnière et fugitive peut-être, mais bien réelle. C’eut été le contraire, la déception venant des Autres et non du gars bien de chez-nous, alors je n’en parlerais pas. On est d’avance assez porté à le penser… Mais puisque c’est arrivé comme ça, voilà une toute petit chance de se rappeler cette vérité première si facile à noyer sous les préjugés : que d’un peuple à l’autre, rien n’est mieux partagé que défauts et qualités.
René Lévesque
Le Jour
Mardi 30 décembre 1975
Christian O’Leary
Directeur général par intérim
Fondation René-Lévesque