Philippe Bernard
Directeur général
Fondation René-Lévesque
La visite du général de Gaulle au Québec en juillet 1967 a marqué notre histoire nationale. Et son «Vive le Québec libre» du 24 juillet n’est pas passé inaperçu, c’est le moins qu’on puisse dire. Plusieurs événements ont souligné et souligneront le 50e anniversaire de son passage.
Mon propos, qui s’inscrit dans le cadre de cette commémoration, est autre. À partir d’écrits de René Lévesque, je tenterai de dégager son opinion sur ce personnage hors du commun.
Dans un texte peu connu, la préface au livre de Pierre-Louis Mallen, Vivre le Québec libre : les secrets de de Gaulle, paru aux Presses de la Cité-Plon en 1978, René Lévesque soutient :
Sur un point particulier, un point capital et combien controversé, le témoignage et l’analyse de Mallen sont irremplaçables. Charles de Gaulle est mort sans avoir eu le temps d’écrire cette partie de ses mémoires où auraient été racontés et expliqués son geste, sa geste du 24 juillet 1967. Pourquoi, comment de Gaulle a-t-il crié « Vive le Québec libre! » ? Rappelons-nous notre stupeur accompagnée d’une brusque et ardente chaleur montant du fond de notre cœur… Que de commentaires, que de tentatives — parfois malveillantes — d’explication a provoqués ce cri qui n’a pas fini de retentir !… Témoin privilégié de ce moment d’Histoire et aussi de tout ce qui le précéda et de tout ce qui l’accompagna, Pierre-Louis Mallen démonte toute l’affaire. Après l’avoir lu, personne ne pourra plus se demander ce qui motiva le président de la République, personne ne se laissera plus enfermer dans le faux dilemme : De Gaulle a-t-il agi par machiavélisme ou par entraînement? Ce qui était en passe de devenir une énigme historique apparaît désormais comme un maillon nécessaire, logiquement à sa place dans la vie d’un grand homme et dans celle d’une nation.
Que faut-il comprendre par « notre stupeur»? «des tentatives d’explication»? Remontons dans le temps.
La mort d’un géant
Dans une chronique intitulée «Vive de Gaulle» et parue le 11 novembre 1970, le surlendemain de la mort du général, dans le Journal de Montréal, Lévesque écrit :
Ils étaient quatre, au temps des géants de la Guerre mondiale
Trois d’entre eux tenaient leur taille de la puissance qu’ils incarnaient [Roosevelt, Staline et Churchill].
De Gaulle, lui était pratiquement seul.
Suit un long développement sur la contribution du général à l’histoire contemporaine de la France. Et en terminant :
[S]on fameux cri montréalais lui fut dicté d’abord – comme l’avait été son impulsion décisive au rapprochement franco-québécois – par cette même «francité» jalouse et soucieuse de tous les prolongements de son cher vieux peuple.
Ce qui n’enlève rien à l’écho universel qu’il obtint, ni à l’amorce de reconnaissance qu’il nous valut, ni à la gratitude que nous lui en devons.
Ce personnage des hauteurs, qui a dominé et marqué son temps et dont nous sommes parents par la langue et la culture, fut ainsi le premier grand du dehors à comprendre et traduire nos aspirations.
Puisqu’il nous a touché et a sans doute quelque peu infléchi notre destin, ne serait-il pas indiqué d’en tenir compte en attachant tout de suite son nom à quelque endroit bien choisi du Québec? Maintenant qu’il est mort, personne ne devrait plus trouver malaisé de dire : vive de Gaulle.
Poursuivons notre marche à rebours. En juillet 1970, Pierre Elliott Trudeau déclare à la BBC de Londres que si de Gaulle n’avait pas parlé du Québec libre, personne n’y aurait songé sérieusement. Lévesque réagit le 16 juillet dans le Journal de Montréal.
Au moment où de Gaulle passait au balcon, nous étions au contraire tout un groupe à terminer un manifeste souverainiste sur lequel nous n’avions pas eu l’occasion de le consulter! Je me rappelle que le cri gaulliste – dont la valeur «publicitaire» demeure inestimable – eut même pour effet de retarder un peu notre démarche. Nous ne voulions pas qu’elle parût accrochée à cette intervention du dehors, si prestigieuse fût-elle.
Quant à nous, c’est donc l’inverse de ce que raconte M. Trudeau qui se produisit. Non seulement pensions-nous activement à l’indépendance politique avant de Gaulle, mais ce dernier vint compliquer plutôt que faciliter la tâche. Justement parce qu’une décision aussi fondamentale et non moins profondément normale ne doit venir que de nous, quand ce ne serait que pour cesser une bonne fois d’être agis de l’extérieur comme nous l’avons presque toujours été.
Cet éclaircissement peut paraître tardif après un quasi-silence de trois ans sur «le cri gaulliste». Il explique sans doute les réserves de René Lévesque sur l’accueil enthousiaste de certains souverainistes de l’intervention du général.
Un certain malaise
André Duchesne, dans La traversée du Colbert paru en juin dernier chez Boréal, souligne la discrétion de Lévesque : «Il va dans son coin et attend que l’orage passe. Le cri de de Gaulle a bousculé ses propres projets».
Certes, dans une lettre à Jean Lesage datée du 2 août 1967 dont l’essentiel porte sur l’avenir du Parti libéral, Lévesque porte un jugement réservé sur le «Vive le Québec». Mais il ajoute :
Il n’en demeure pas moins qu’à mon avis, sa visite a été, dans l’ensemble une formidable injection de fierté et, surtout, la plus belle occasion que nous ayons jamais eue de briser notre isolement, de sentir que notre langue et sa culture, bien loin d’être des vieilleries déclinantes, font partie d’un grand ensemble qui, même s’il n’est pas le plus gros, a autant de vie et de santé que tous les autres dans le monde d’aujourd’hui.
René Lévesque avait cité des passages de cette lettre dans son discours au congrès du Parti libéral d’octobre 1967, mais elle ne sera rendue publique dans son intégralité qu’en 2007…
Quoi d’autre? Dans Dimanche-Matin, le 30 juillet, dans une chronique qui porte sur les émeutes de Détroit, il écrit, presqu’à la sauvette, ce qu’il voit en de Gaulle :
«Un homme qui méritait pourtant ce triomphe, qui le mérite encore, qui continue d’avoir droit, pour bien des choses essentielles, à notre reconnaissance comme à notre admiration.
C’est un peu court. Alors qu’il avait le dimanche précédent consacré la totalité de sa chronique à «l’homme qui fait l’histoire. […] Toute sa vie nous apparaît comme une démonstration des ressources presqu’infinies de la volonté humaine face à ce que d’autres appelleraient l’impossible.»
Pour René Lévesque, «La France n’a pas besoin de nous. […] C’est nous qui avons besoin de la France.» Et de conclure :
Ce que [de Gaulle] nous indique par sa présence et toute une vie, c’est qu’il est possible de créer l’événement, de faire l’histoire au lieu de la subir.
Et avant 1967?
À deux occasions, René Lévesque croise la route du général.
En 1958, la guerre en Algérie provoque une crise politique majeure en France. Lévesque, dans le cadre de son émission Point de mire, traite abondamment le sujet et ne cache pas son penchant favorable au peuple algérien. Le 31 mai, de Gaulle désigné premier ministre forme son gouvernement, puis le 8 janvier 1959 il devient président de la Ve République.
Comment réagit Lévesque, lui qui estime «que la France [est] engagée dans une aventure sans issue et qu’elle ne [peut] gagner. Dans La Revue moderne de décembre 1959, il écrit :
Ça va tout seul maintenant. De Gaulle a exorcisé la plupart des mots tabou. Le droit des Algériens de décider de leur sort s’appelle autodétermination. […] Les rebelles négocient directement avec les envoyés parisiens à Tunis, à Madrid.
Selon lui, ce revirement révèle «L’unique grandeur de la France qui mérite de durer.» Et de conclure : «Pourvu que de Gaulle dure, encore quelques temps.»
Et le de Gaulle de l’Appel du 18 juin 1940? Selon Pierre Godin dans sa monumentale biographie de Lévesque, celui-ci serait «devenu spontanément gaulliste en entendant l’appel lancé par le général aux combattants de la France libre». À 17 ans, élève au Collège Garnier de Québec? Possible, bien que peu de personnes aient entendu cet appel au Québec, ni en France d’ailleurs.
Plus probable, c’est en 1941, qu’il a fait son choix. Louis Francoeur anime alors à la radio une émission pour faire connaître de Gaulle et contrer la propagande du gouvernement de Vichy; il a pu éclairer le jeune Lévesque.
Lui-même anime une émission sur les ondes de CKCV. Dans Attendez que je me rappelle, il écrit :
On ne rencontrait encore qu’une poignée de gaullistes réduits à se parler entre eux. […] Est-ce là que s’effectua ma conversion? Chose certaine, j’étais devenu les derniers temps l’un des rares partisans du général de Gaulle […].
La boucle est bouclée
Respect et considération expriment les sentiments que portait René Lévesque à Charles de Gaulle, en toutes circonstances, y compris à la suite de son «Vive le Québec libre» qui, de son propre aveu, a accéléré les choses, mais a bousculé sa démarche. Or, Lévesque, qui parfois – souvent – bousculait les gens, n’aimait pas être lui-même bousculé. D’où ses réserves à la suite de la déclaration du 24 juillet 1967.
Respect et considération, donc, sans pour autant lui porter culte et vénération, encore moins en le qualifiant de libérateur du Québec.
L’avenir du Québec, Lévesque l’a souvent dit et écrit, relève du peuple québécois et de lui seul. C’est ce qu’on appelle la démocratie…