Par Martine Tremblay, vice-présidente de la Fondation René-Lévesque et auteur du livre Derrière les portes closes. René Lévesque et l’exercice du pouvoir (1976-1985).
Depuis plusieurs semaines, les médias écrits et électroniques ont fait une large place aux événements qui ont secoué le Québec en octobre 1970, soit il y a exactement quarante ans. Anciens acteurs du drame, témoins, journalistes, commentateurs ont multiplié les entrevues et les textes dans les journaux, soit pour justifier ou critiquer les gestes posés à l’époque, soit pour tenter d’éclairer les zones d’ombre et questions sans réponse qui continuent de susciter la curiosité des uns et des autres.
Plusieurs ont évoqué, de diverses manières, l’attitude de René Lévesque au cours de cette période. Qu’en est-il exactement ?
En cet automne 1970, le président du Parti Québécois, René Lévesque, battu dans la circonscription de Laurier lors des élections générales qui ont eu lieu en avril, est chroniqueur au Journal de Montréal. Dès le début de la crise, après l’enlèvement du diplomate britannique James Richard Cross et celui du ministre Pierre Laporte, René Lévesque se joint à une quinzaine d’autres personnalités des milieux universitaire, journalistique et syndical, pour demander solennellement au premier ministre Robert Bourassa de tout mettre en œuvre pour sauver la vie des deux otages, quitte à accepter de discuter la libération de certains prisonniers politiques.
Cette position, le groupe la défendra inlassablement, jusqu’à ce que la promulgation par Ottawa de la Loi des mesures de guerre et la découverte du cadavre de Pierre Laporte ne viennent dramatiquement clore le débat.
Presque toutes les chroniques de René Lévesque publiées au cours de cette période traitent de la crise. La lecture de ces textes permet de cerner de manière très précise la pensée de l’homme politique et ses réactions face aux événements. Cette pensée s’articule autour de quatre éléments-clés :
– Il faut condamner et rejeter absolument l’action et les méthodes du FLQ
– Le gouvernement québécois doit tout faire pour sauver la vie des deux otages
– La crise est québécoise et doit être gérée et solutionnée au Québec, par le gouvernement du Québec
– Il faut éviter que le gouvernement d’Ottawa ne prenne le contrôle de la situation et se serve de la crise pour mater les groupes légitimes d’opposition et le mouvement souverainiste québécois.
Parmi les chroniques signées à l’époque par René Lévesque, deux retiennent particulièrement l’attention, l’une, écrite au lendemain du recours à la Loi des mesures de guerre, le 17 octobre, et l’autre en réaction à la mort de Pierre Laporte, le 19 octobre.
Dans la première, René Lévesque ne craint pas de dire que « Le Québec n’a plus de gouvernement (…) Le Cabinet Bourassa a passé la main et n’est plus que le pantin des dirigeants fédéraux ». Condamnant tour à tour les ravisseurs du FLQ, « qui se sont lancés corps et âme perdus dans cette carrière si tragiquement contraire à l’intérêt de notre peuple », et les autorités fédérales, dont « le recours précipité à la Loi des mesures de guerre nous paraît découler d’une panique et d’un raidissement absolument excessif », le président du Parti Québécois fait appel « à l’ensemble des Québécois, surtout aux plus autorisés, confiants de trouver chez nous, à cette heure d’une gravité sans précédent, assez de solidarité et de calme solidité démocratique pour empêcher ce dangereux climat d’aller jusqu’à la répression aveugle. »
Dans le deuxième papier, bouleversé par le décès tragique de son ex-collègue, René Lévesque s’en prend d’abord aux felquistes, à qui il souhaite « le pire des châtiments : de vivre assez longtemps pour voir qu’ils ne représentent rien ni personne de valable, que leur geste était non seulement criminel, mais insensé. » Mais, du même souffle, il s’en prend à la ligne dure d’Ottawa : « nous croyons que la ligne intraitable et sans compromis de la raison d’État, qu’Ottawa a dictée jusqu’à présent, porte une lourde part de responsabilité pour le dénouement tragique que nous vivons. »
En ce qui concerne l’attitude de René Lévesque face au déploiement de l’armée dans les rues de Montréal et Québec, il importe de dissiper l’ambiguïté créée notamment par l’auteur de la préface du livre de William Tetley portant sur Octobre 70. Monsieur Bernard Ouimet affirme en effet que le président du Parti Québécois a approuvé la décision de faire appel aux militaires, ce qui servirait à justifier la ligne dure privilégiée par les autorités politiques à l’époque.
Voyons ce que dit René Lévesque dans sa chronique du 30 octobre : « L’armée occupe le Québec. C’est désagréable mais sans doute nécessaire aux moments de crise aiguë (…) Ces forces armées ordinairement en chômage de luxe, ce gaspillage permanent dont nous ne recevons que les miettes, voilà que pour quelques semaines on en tire un utile travail de police ». Mais il prend bien soin de distinguer ce recours à l’armée, comme force policière d’appoint, de la répression sévère qui a suivi. « Confondre, dit-il, ces renforts militaires avec l’odieuse loi des mesures de guerre, qui est tout à fait autre chose, cela fait partie des astuces démagogiques dont monsieur Trudeau et son entourage démontrent couramment leur parfaite maîtrise… »
René Lévesque ne changera jamais de position, par la suite, sur ce qui constitue pour lui la trame implacable des événements d’octobre 70 : l’action irresponsable et absolument condamnable de la poignée de ravisseurs du FLQ, la démission honteuse et humiliante de Robert Bourassa face à Ottawa, le caractère odieux de la Loi des mesures de guerre et des arrestations massives qu’elle a entraînées, et la volonté d’Ottawa d’utiliser la crise pour briser les forces progressistes du Québec et tuer le mouvement souverainiste.