Par Jacques-Yvan Morin*
C’est à juste titre que, pendant un quart de siècle, les Québécois ont identifié René Lévesque à leurs aspirations socio-économiques et à leur projet national. Moins connu, cependant, en raison peut-être de l’incompréhension qui caractérise si souvent les rapports entre majorités et minorités, est l’intérêt qu’il porta à celles-ci et l’attention toute particulière dont il fit preuve à l’endroit des descendants des premiers habitants du pays, Amérindiens et Inuit.
Les événements de « l’été indien » de 1990 ont placé au premier plan la question des droits des autochtones québécois et canadiens: beaucoup se demandent comment les rapports entre la majorité et certains groupes amérindiens ont pu se dégrader au point où les armes ont remplacé le dialogue, et s’interrogent sur les causes, lointaines ou récentes, de pareils conflits.
Nul n’ignore que les grands courants de l’histoire contemporaine, comme la décolonisation, dont les premiers effets, après la Seconde Guerre mondiale, se font sentir en Asie et en Afrique entre 1950 et 1960, ne sont pas étrangers aux revendications de cet autre tiers-monde que constituent les sociétés autochtones de l’hémisphère occidental. Aussi est- ce tout naturellement que l’on tourne un regard rétrospectif et interrogateur vers les politiques du Québec à l’égard des Amérindiens et Inuit vivant sur son territoire, particulièrement depuis que la majorité francophone, sensibilisée elle-même à l’idée du droit des peuples à disposer d’eux- mêmes, est entrée dans sa « Révolution tranquille ».
Quelles ont été ces politiques et l’attitude du gouvernement du Québec depuis 1960 ? Ont-elles quelque lien avec le drame de 1990?
Ayant été témoin de l’élaboration de ces politiques de 1976 à 1980, puis associé à leur application par le premier ministre, de 1981 à 1984, c’est-à- dire vers la fin de son gouvernement, je me suis demandé depuis l’été dernier comment le climat de confiance et de respect mutuel qu’il avait tant travaillé à établir avait pu céder la place aux comportements dont nous fûmes témoins. Voulant reconstituer la démarche de René Lévesque à l’endroit des autochtones du Québec, j’ai constaté qu’elle était bien antérieure à l’époque où il devint premier ministre et que ses idées personnelles, pour ne pas dire toute sa personnalité, ont profondément imprégné la politique autochtone depuis l’époque où il entra dans le gouvernement Lesage, au point que l’on peut se demander si son départ de la vie publique, en juin 1985, n’a pas laissé un certain vide derrière lui, dans les questions autochtones comme dans bien d’autres. Pour répondre à ces interrogations, il convient d’étudier successivement, dans une première partie, l’attitude de René Lévesque au sujet des droits des autochtones à l’époque où il fut ministre des Richesses naturelles et, dans une seconde partie, sa politique à compter du moment où il devint premier ministre du Québec.
LA POLITIQUE DU MINISTRE DES RICHESSES NATURELLES
Comme beaucoup de Québécois, René Lévesque était depuis longtemps conscient de la présence des autochtones dans la plupart des régions du Québec : sa Gaspésie natale compte quelques réserves amérindiennes. Il fut cependant amené à s’en occuper activement lorsqu’il devint ministre des Richesses naturelles dans le gouvernement Lesage. C’était l’époque où l’on commençait à s’intéresser aux ressources du Nouveau-Québec, cet immense territoire rattaché au Québec en 1898 et 1912, mais dont les gouvernements québécois successifs avaient laissé l’administration au gouvernement fédéral, allant jusqu’à refuser explicitement, dans les années 30, de s’occuper de l’éducation et de la santé des populations qui y vivent.
Création de la Direction générale du Nouveau-Québec
La demande d’un permis d’exploitation de l’amiante dans la région de Povungnituk fut l’occasion d’une véritable prise de conscience pour le ministre : dès 1961, il tint à se rendre personnellement sur les lieux, ce qui constituait une première pour la région. Son entourage put alors constater que ce voyage l’avait à la fois ému et vivement intéressé : ce journaliste qui, à l’époque de l’émission Point de mire, avait traité au petit écran des problèmes du monde, constatait l’existence d’un tiers-monde proprement québécois. Il sentit que le Québec portait une part de responsabilité dans le sous-développement de cet immense territoire et les conséquences humaines qui en découlaient. Spontanément, il chercha à comprendre la situation par la lecture : réflexe acquis dès l’enfance dans la bibliothèque de son père. Il parcourut divers ouvrages, dont ceux de John Collier et Margaret Mead1 et en tira la conclusion que le Québec s’était montré totalement insensible aux conditions de vie des populations autochtones et qu’il était plus que temps que le gouvernement se traçât une politique de développement des espaces nordiques, une politique qui tiendrait compte au premier chef des besoins et des intérêts des autochtones. Il décida que le gouvernement prendrait désormais ses responsabilités.
En avril 1963 fut donc créée au sein du ministère des Richesses naturelles une Direction générale du Nouveau-Québec2, en vue de prendre en charge l’administration du territoire, d’en favoriser la mise en valeur en y associant la population inuit et de concevoir à l’intention de celle-ci des programmes d’éducation et de santé correspondant à ses besoins3. Vers la même époque, René Lévesque demanda à Éric Gourdeau, ingénieur forestier et économiste, qu’il avait recruté comme membre de son braintrust, de préparer un énoncé de politique sur le développement du Nouveau- Québec.
Un premier énoncé de politique
Si l’on se place dans les perspectives de l’époque et l’on tient compte de la fonction première du ministère, qui était d’organiser et de réglementer l’exploitation des richesses naturelles du Québec, l’énoncé qui résulta de cette réflexion ne laisse pas d’étonner, même avec un quart de siècle de recul. En effet, l’exposé qui en fut fait devant l’ACFAS en septembre 19634, dont le ministre déclara publiquement qu’il s’agissait là de la politique du gouvernement, était axé avant tout sur les « ressources humaines » et la nécessité de respecter la langue et la culture inuit. Certains passages ont influencé profondément les politiques subséquentes et n’ont pas épuisé leur force dans la recherche de solutions aux problèmes d’aujourd’hui, fruits d’un climat depuis lors complètement transformé par l’évolution sociopolitique des autochtones de l’Amérique du Nord.
Si nous considérons les ressources du Nouveau-Québec, il faut nous arrêter d’abord aux ressources humaines. Le territoire est habité par un peu plus de 2500 Esquimaux [et] cette population a jusqu’à maintenant […] employé son temps et ses énergies à survivre économiquement, plus exactement à retarder le plus possible l’échéance où la famine ou la maladie viendrait la supprimer […]
Les Esquimaux, biologiquement et psychologiquement, sont avec les Indiens les personnes les mieux adaptées aux conditions climatiques et géographiques du Nouveau-Québec et le seront encore davantage au fur et à mesure que leurs conditions hygiéniques seront améliorées. Ils constituent donc le groupe idéal sur lequel devraient s’appuyer les réalisations techniques et économiques capables de mettre à profit d’une façon valable et durable les richesses matérielles que renferme [la région].
[Il faut [donc] nous demander surtout quel comportement nous devons avoir […] à leur égard pour leur permettre de jouer, dans l’avenir le plus immédiat possible, leur vrai rôle, c’est-à-dire un rôle de tout premier plan dans le développement du territoire. Ce sont eux qui devront être en charge de leur communauté en développement et c’est parmi eux également qu’il faut souhaiter pouvoir trouver de futurs entrepreneurs et administrateurs de la vie économique du Nouveau-Québec […]
Par ailleurs, on peut se demander si nous savons de notre côté [quelles sont] exactement les aspirations des Esquimaux. Une réponse […] à cette question n’est pas possible si nous ne [comprenons] pas de façon honnête et objective les valeurs fondamentales de la culture esquimaude et si nous n’acceptons pas de travailler avec eux en nous appuyant sur [ces] valeurs fondamentales.
La première valeur […] de la culture d’un peuple est sûrement sa langue. Nous sommes bien placés pour le savoir […]
Comment espérer que les Esquimaux sentent que nous avons vraiment besoin d’eux si nous ne les acceptons pas au départ dans leur façon de s’exprimer? En plus d’en ressentir une intolérable humiliation et de se sentir lésés dans leur personnalité humaine, ils en déduiront, comme ce semble être le cas actuellement, que nous n’avons pas besoin d’eux tant et aussi longtemps qu’ils demeureront des Esquimaux5.
Il s’ensuivait que, contrairement à la politique fédérale qui avait consisté jusque-là à prohiber l’usage de l’inuktitut dans les écoles, il fallait considérer celui-ci comme une langue vivante et le reconnaître comme un moyen de formation dès les premières années de scolarité, ce qui permettrait aux Inuit non seulement d’être associés au développement du Québec, mais, ajoute l’exposé de politique, d’entrer « en contact avec les Esquimaux des autres régions et du monde, notamment avec ceux du Groënland, qui possèdent déjà leurs propres publications et des oeuvres littéraires6 ». On voit que le ministre et son entourage se donnaient du développement une conception qui dépassait le domaine strictement économique.
En 1963, ces idées n’étaient courantes ni au Québec ni au Canada. Elles étaient cependant au diapason des préoccupations nouvelles qui se faisaient jour dans les grandes résolutions de l’ONU sur la décolonisation et le droit du développement, comme la Résolution 1514 de 1960 affirmant le droit de tous les peuples à l’autodétermination et à la libre poursuite de leur développement économique, social et culturel, ou la Résolution 1803 de 1962, énonçant le principe selon lequel l’exploitation des richesses naturelles « doit s’exercer dans l’intérêt du développement national et du bien-être de la population7 ».
Dans ces années fécondes de la Révolution tranquille, dont René Lévesque fut l’un des principaux animateurs, se trouve donc l’origine de ses idées sur les droits des autochtones. En effet, à mesure que s’affirmait la volonté du Québec d’organiser son territoire tout entier et d’en exploiter les ressources, hydroélectriques notamment, se faisait sentir également la nécessité de s’appuyer sur des principes d’action sûrs et solidement établis. Ceux qui furent élaborés en 1963, de même que la Direction générale du Nouveau-Québec, se révélèrent fort utiles pendant la décennie qui suivit, au cours de laquelle René Lévesque rompit avec le Parti libéral et forma le Mouvement Souveraineté-Association, puis le Parti québécois. Même en son absence du gouvernement, qui s’étendit de 1966 à 1976, le dispositif mis en place auparavant ne pouvait que faciliter la conclusion de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (1975) avec les Inuit et les Cris, à laquelle étaient également parties le gouvernement fédéral et divers organismes québécois8. Au cours de l’examen du projet de convention en Commission parlementaire, l’opposition officielle péquiste voulut d’ailleurs s’assurer que les principes de 1963 étaient pleinement respectés ; elle appuya la demande des Inuit, qui désiraient s’exprimer dans leur langue devant les parlementaires9.
Notons ici l’importance qu’accordera continuellement le premier ministre à la Convention de la Baie-James, conclue par un gouvernement autre que le sien. Jamais il ne cherchera à en diminuer la portée ou la signification ; il résistera même aux représentations éloquentes et émouvantes que viendront faire en Commission parlementaire certains groupes minoritaires inuit constituant pourtant les seuls alliés déclarés de son parti parmi les autochtones du Grand Nord québécois. Son sens de l’État lui montrait clairement la nécessaire continuité dans les engagements conclus par ses prédécesseurs, quelle qu’ait été leur couleur politique.
Cependant, les attitudes définies à l’égard des Inuit et des Cris du Nouveau-Québec ne pouvaient constituer indéfiniment toute la politique québécoise à l’endroit des autochtones. Au lendemain de la Convention de la Baie-James, les Naskapis du Labrador, bientôt suivis des Montagnais, des Mohawks et de plusieurs bandes indiennes disséminées dans quelques 37 réserves ou établissements situés pour la plupart au sud, se rappelèrent à l’attention du gouvernement du Québec, exprimant leur volonté de négocier avec celui-ci. Une nouvelle étape s’annonce donc dans les rapports Québec-autochtones au moment où René Lévesque revient aux affaires de l’État, en novembre 1976, cette fois à titre de premier ministre : elle sera plus délicate, mais aussi plus féconde que la première, dont elle développera les principes.
LE PREMIER MINISTRE ET LES DROITS DES AUTOCHTONES
Création du Secrétariat des activités gouvernementales en milieu amérindien et inuit (SAGMAI)
Dans les mois qui suivent son retour, au milieu des mille préoccupations liées à la mise en marche de son gouvernement, René Lévesque reprend en main le dossier autochtone. Il rappelle Éric Gourdeau et lui demande de repenser les structures gouvernementales à un moment où la mise en oeuvre législative de la Convention de la Baie-James paraît s’enliser dans les nombreux ministères qui ont désormais des responsabilités au Nouveau-Québec. C’est ainsi que naît, en janvier 1978, le SAGMAI, qui remplace à la fois la Direction générale du Nouveau-Québec et le Bureau de coordination de l’Entente de la Baie-James, créé entretemps10.
L’une des premières questions à régler est celle de savoir à quel ministre ou ministre d’État sera attribué le nouvel organisme. Le premier ministre décide que l’étendue du mandat du SAGMAI — la coordination de toutes les interventions gouvernementales et paragouvemementales chez les autochtones et l’élaboration d’une politique d’ensemble de l’État en milieu amérindien et inuit — rend inévitable le rattachement à ses propres fonctions. Il témoigne ainsi dès l’abord de l’importance qu’il accorde aux questions autochtones.
Pour résoudre les difficultés qui étaient apparues dans l’administration au moment d’appliquer concrètement la Convention de la Baie-James, et amorcer l’élaboration de politiques sectorielles, on décide également de créer au sein de chaque ministère, sous l’autorité directe du sous-ministre, un poste de coordonnateur. Tout est alors en place pour le développement de la politique autochtone du Québec au cours de la période qui va de 1978 à 1985, qui culminera dans le grand énoncé de principes que constitue la résolution de l’Assemblée nationale reconnaissant les droits ancestraux des nations abénaquise, algonquine, attikamek, crie, huronne, micmaque, mohawk, montagnaise, naskapie et inuit11. De nombreuses étapes marquent cependant le chemin qui mène à cette résolution, vers lesquelles on se tournera maintenant.
La rencontre de décembre 1978, « premier rendez-vous depuis la Paix de 1701 »
Le coup d’envoi de la politique du nouveau gouvernement à l’endroit des autochtones est donné, dès 1977, dans la Charte de la langue française12, loi destinée à protéger et favoriser la langue de la majorité, mais dont le préambule entend pourtant sauvegarder les langues et cultures des quelque 35 000 Amérindiens et 5500 Inuit :
L’Assemblée nationale reconnaît aux Amérindiens et Inuit du Québec, descendants des premiers habitants du pays, le droit qu’ils ont de maintenir et développer leur langue et leur culture d’origine13.
C’est là un rappel des principes généraux annoncés en 1963. Quelques mois plus tard, dans un discours devant les Centres d’amitié autochtone du Canada réunis en congrès à Montréal, le premier ministre saisit l’occasion de préciser quelques exigences concrètes qui en découlent :
Plus que toutes autres, les minorités autochtones méritent [notre] considération. Leur appartenance aux nations amérindiennes et inuit, qui furent les premières à habiter ce pays et à le mettre en valeur au profit de l’homme, pose à la société québécoise dans son ensemble des exigences certaines : parfois une reconnaissance de droits particuliers, toujours un droit strict à bénéficier en plénitude des services offerts à la population en général. Davantage encore peut-être, les populations autochtones doivent pouvoir compter sur la normalisation de leurs relations avec l’ensemble de la société québécoise14.
Parmi les droits particuliers qui découleront de cet énoncé au cours des années suivantes, il faut mentionner les droits historiques de chasse et de pêche reconnus aux autochtones, soit de façon spécifique, comme dans le cas des Attikameks et Montagnais, soit implicitement au bénéfice de l’ensemble des Amérindiens, comme dans les ententes conclues avec les bandes de Maria et de Restigouche au sujet de leurs activités traditionnelles15. Il en va de même de l’extension à tous les autochtones habitant les réserves des exemptions de taxes sur l’électricité et les télécommunications, exemptions applicables jusque-là à la seule vente au détail16. Le gouvernement Lévesque reconnaîtra également l’importance des réserves pour le maintien de l’identité des autochtones et l’épanouissement de leur culture en adoptant une politique de création et d’agrandissement de ces territoires à même le domaine public du Québec17.
Cependant, l’objectif le plus important visé par le premier ministre est la « normalisation » des rapports entre les nations autochtones et l’ensemble de la société québécoise : il s’agit de surmonter les obstacles institutionnels et psychologiques qui tendent à cantonner les uns et les autres dans leurs solitudes respectives et c’est bien évidemment là une oeuvre de longue haleine. Le premier jalon en est posé par la grande rencontre de décembre 1978, convoquée à Québec et à laquelle participe la presque totalité des bandes amérindiennes, en dépit des efforts entrepris par des émissaires fédéraux pour les en décourager.
Cette rencontre, la première de ce type, dit-on, depuis la Paix de Callières (1701)18, dure trois jours et a pour but de permettre aux participants, chefs et délégués de bande, ministres et fonctionnaires des secteurs intéressant les autochtones, de renouer le dialogue et de mesurer le chemin à parcourir pour en arriver à des rapports harmonieux entre les communautés. Le premier ministre délaisse alors la cigarette pour le calumet présenté par un chef abénaki : il reconnaît les erreurs et les injustices qui ont marqué les rapports de la société dite blanche avec les autochtones, mais pense que la reconnaissance de leur identité et de leurs intérêts matériels peut annoncer des jours meilleurs. Il déclare qu’ils ont un « droit absolu » à leur identité et à l’autonomie de leurs réserves ; il offre d’étendre celles-ci en leur octroyant de nouveaux droits apparentés à ceux des municipalités.
Le dialogue engagé à l’occasion de cette rencontre est fait d’échanges francs, parfois rudes, notamment au sujet de la destruction de la nature au nom d’une certaine conception du développement, mais il demeure généralement empreint de respect mutuel, le thème dominant étant celui de la dignité des nations autochtones. Le but poursuivi n’est pas d’en venir à des conclusions définitives, mais de se mieux connaître et comprendre; néanmoins, tour à tour, les ministres d’État ainsi que les ministres de l’Éducation, des Affaires culturelles et des Affaires sociales conviennent avec les chefs et délégués d’un certain nombre de pistes à parcourir.
En matière économique, il convient de rechercher un développement durable — les autochtones ont connu quelques projets miniers qui ont mal tourné pour eux —, compatible avec la protection de l’environnement. Dans le domaine social, on doit viser des services de qualité au moins égale à celle que connaît l’ensemble de la population québécoise. En éducation, une place doit être faite aux langues vernaculaires à l’école secondaire et certains manuels d’histoire doivent être revus. Enfin, dans le domaine politique, on doit tendre à l’autonomie la plus large possible pour les réserves, et le ministre d’État à la Réforme parlementaire offre d’étudier la possibilité d’une représentation amérindienne à l’Assemblée nationale19.0n peut voir dans ces utiles palabres de décembre 1978 l’origine des principes qui seront énoncés en 1983 par le gouvernement et en 1985 par l’Assemblée nationale. Avant d’exposer la résolution de l’Assemblée, cependant, il convient de faire état de l’attitude du Québec au cours de la période difficile qui suit le référendum du 20 mai 1980, lorsque se pose la question de l’insertion des droits autochtones dans les projets constitutionnels du gouvernement fédéral, au moment où celui-ci a décidé de «rapatrier » la Constitution canadienne sans tenir compte des objections du Québec.
Le gouvernement Lévesque devant le dilemme politique des années 1982-1983
Au lendemain de l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 198220, adoptée par le Parlement britannique à la demande d’Ottawa et en dépit de l’opposition du Québec, le gouvernement Lévesque décide de ne plus participer aux conférences fédérales-provinciales, y compris celles portant sur les questions constitutionnelles, à moins que des intérêts importants ne soient en jeu. Cette attitude, dictée par la réaction très vive des Québécois au « coup de force » fédéral, est perçue à l’époque par les autochtones du Québec comme compromettant la suite de la révision constitutionnelle, qui doit porter précisément sur la garantie de leurs droits. Ils demandent au premier ministre du Québec d’être entendus et, le 10 décembre 1982, rencontrent des membres du gouvernement en vue de les persuader d’être présents à la conférence de mars 198321 ; ils demandent également au gouvernement de fonder son attitude sur un certain nombre de principes, y compris « le droit d ‘autodétermination au sein de la fédération canadienne ».
Cette démarche des autochtones met le premier ministre et ses collègues devant un véritable dilemme : faut-il s’en tenir à l’abstention annoncée quelques mois auparavant ou renoncer à cette attitude au profit des Amérindiens et Inuit ? La réponse n’est pas sans comporter un risque politique important, mais la cause autochtone finit par l’emporter dans l’esprit du gouvernement : René Lévesque lui-même est particulièrement sensible au fait que les autochtones sont plus vulnérables encore que les Québécois devant la tendance fédérale à trancher unilatéralement les débats constitutionnels. Le gouvernement décide en conséquence, le 9 février 1983, tout en rappelant qu’il ne reconnaît pas la Loi constitutionnelle de 1982, d’être présent à la conférence fédérale-provinciale, mais uniquement en vue de donner la parole aux autochtones. Le lendemain, au cours d’une nouvelle rencontre avec les représentant des Amérindiens et Inuit, il rend également publics les quinze principes sur lesquels il entend s’appuyer dans sa reconnaissance des droits autochtones22.
Les quinze principes de février 1983 et la conférence constitutionnelle du mois de mars
Le Conseil des ministres déclare dans cet énoncé de politique qu’il « reconnaît que les peuples aborigènes du Québec sont des nations distinctes qui ont droit à leur culture, à leur langue, à leurs coutumes et traditions ainsi que le droit d’orienter elles-mêmes le développement de cette identité propre » au sein de la société québécoise. L’expression « nations distinctes » n’est pas le fruit du hasard, mais d’un choix délibéré du gouvernement reflétant la réalité sociologique des milieux autochtones. Ce choix est d’autant plus significatif qu’il est effectué dans le contexte du refus des Anglo-Canadiens de considérer les Québécois (ou l’ensemble des francophones du Canada) comme une nation, cela en dépit des observations de la commission Laurendeau-Dunton à ce sujet23.
Les autres principes découlent tous de cette donnée fondamentale : droit de posséder des terres et de s’y gouverner, droits de chasse, de pêche et de récolte faunique sur des territoires dont les nations ou bandes auront convenu avec le gouvernement du Québec, protection des droits existants et des droits inscrits dans les ententes intervenues entre celui-ci et celles-là, droit de participer au développement économique de la société québécoise et d’exploiter à leur bénéfice les ressources des terres qui leur sont attribuées. Les quelque 45 000 autochtones du Québec se voient ainsi reconnaître une autonomie de principe, susceptible d’ailleurs d’extension selon les besoins, sous réserve qu’elle soit exercée « dans le cadre des lois du Québec ».
Pour le cas justement où l’Assemblée nationale serait appelée à légiférer sur des sujets qui touchent aux droits aborigènes, les 14e et 15e principes précisent que le gouvernement s’engage à les consulter par le truchement de mécanismes à déterminer avec les autochtones et qui pourraient être institutionnalisés « afin que soit assurée [leur] participation aux discussions relatives à leurs droits fondamentaux ».
Le mois suivant a lieu la conférence des premiers ministres consacrée aux questions intéressant les peuples autochtones, comme il était prévu à l’article 37 de la Loi constitutionnelle de 1982. Celle-ci confirmait déjà leurs « droits existants », ancestraux ou issus de traités, les mettant ainsi à l’abri de la législation fédérale, mais il restait à définir l’étendue des droits ancestraux et du self-government auquel aspiraient ces peuples. La délégation québécoise, dont font partie de nombreux chefs autochtones, permet à ceux-ci de s’exprimer directement devant le forum constitutionnel : le chef des Cris, B. Diamond, est présenté à la conférence par René Lévesque et le chef des Hurons, Max Onè-Onti Gros-Louis, par moi- même en tant que ministre des Affaires intergouvernementales. Aucune autre province n’adopte une attitude semblable et ces journées constituent à coup sûr un grand moment dans l’évolution des rapports entre les autochtones et le gouvernement du Québec, peut-être même le sommet dans l’histoire de ces relations.
Les revendications des autochtones du Canada portées devant cette conférence sont fort étendues et l’on ne peut se mettre d’accord que sur quelques points, notamment l’égalité de la femme et de l’homme autochtones en fait de droits ancestraux, désormais constitutionnellement garantie. Cette question troublait René Lévesque et il avait bien accueilli les demandes que lui avait adressées l’Association des femmes autochtones du Québec en ce sens : il avait fait inscrire cette égalité parmi les quinze principes, estimant que l’absence d’égalité avait contribué à l’affaiblissement de la famille et par là de la culture amérindiennes. En effet, jusque-là, la femme autochtone qui épousait un blanc devait quitter la réserve, tandis que l’épouse blanche du membre d’une bande y était admise ; or, en milieu amérindien, ce sont les femmes qui, au premier chef, transmettent l’héritage culturel. Dès 1981, le premier ministre avait commencé à assurer par décret l’égalité de droit des femmes amérindiennes, en dépit des réticences de certains chefs, dans l’espoir de consolider le rôle des réserves comme pôles de rayonnement culturel. Peu à peu, ce principe s’était imposé, au point de pouvoir être inscrit dans la Constitution en 1983.
Ne pouvant conclure sur les autres points de l’ordre du jour, les gouvernements fédéral et provinciaux prennent l’engagement de ne pas modifier les droits constitutionnels des autochtones sans inviter leurs représentants à participer aux travaux de la conférence convoquée à cette fin24. Les peuples autochtones deviennent ainsi les seuls groupes, en dehors des gouvernements, à avoir accès à l’organe constituant de la fédération canadienne. Comme on le verra, cela n’a guère contribué, cependant, à résoudre les problèmes subsistant au niveau canadien.
La commission parlementaire de novembre 1983
De nouvelles conférences constitutionnelles étant prévues pour les années 1984 et 1985, le premier ministre estime que le moment est venu de concrétiser ceux des quinze principes qui portent sur les mécanismes destinés à institutionnaliser le dialogue Québec-autochtones. Aussi fait-il convoquer à la fin du mois de novembre 1983 la Commission parlementaire de la présidence du Conseil et de la Constitution pour entendit les représentations des divers groupes et organismes autochtones : c’est la première fois que ceux-ci ont l’occasion d’exposer leurs revendications d’ensemble devant l’Assemblée nationale25. Les 17 groupes entendus ne s’en font pas faute, exposant leurs besoins, leurs droits et leurs aspirations; seuls les Algonquins n’ont pu être présents, qui ont cependant envoyé un mémoire.
Pendant trois jours, René Lévesque assiste à la plupart des séances, démarche exceptionnelle de la part d’un premier ministre et qui témoigne de la place qu’occupe dans son esprit le destin des descendants des premiers habitants du pays. Il affirme d’emblée que le Québec ne saurait établir les droits des autochtones ou les politiques propres à répondre à leurs besoins sans les avoir consultés26. Il écoute avec attention les doléances de plusieurs groupes au sujet de leurs territoires respectifs : les Cris de Chibougamau désirent former une neuvième bande et espèrent obtenir des terres ; chez les Mohawks d’Oka, on déplore la diminution, au cours des deux derniers siècles, du territoire considéré comme leur appartenant ; les Haudenosaunis, traditionalistes mohawks, aspirent à la souveraineté internationale ; le Conseil attikamek-montagnais revendique pour sa part un territoire recouvrant le tiers de la superficie du Québec ; les Inuit du Labrador, préoccupés par l’avenir de leur langue, se voient invités par le premier ministre à collaborer avec les Inuit québécois à l’effort de sauvegarde de l’inuktitut.
Ces journées comptent parmi les plus intéressantes qu’il m’ait été donné de vivre, pendant la quinzaine d’années passées aux côtés de René Lévesque. Nous échangions nos opinions et réactions spontanées aux propos entendus : même devant les revendications les plus ambitieuses, il faisait preuve d’ouverture, refusant de se laisser enfermer dans les règles toutes faites auxquelles juristes et politiques ont souvent recours, et raisonnant constamment en vue de l’avenir. D’instinct, il se méfiait de tout dogmatisme dans les rapports humains, cherchant à étendre sans cesse le terrain d’entente entre minorités et majorité, tout comme il l’avait fait dans sa recherche d’un nouveau modus vivendi entre le Québec et le Canada.
Dans son discours de clôture, le premier ministre s’oriente vers une large autonomie politique des Amérindiens et Inuit au sein du Québec, suffisante pour leur permettre de se développer aux plans territorial, socioculturel et économique en tant que « nations distinctes ». Il annonce également son intention de présenter à l’Assemblée nationale une résolution énonçant officiellement la politique du gouvernement, laquelle permettrait à tous les partis de prendre des engagements de principe envers les autochtones du Québec. Avant de décrire le contenu de cette résolution, dont l’adoption sera retardée de plus d’un an à la demande des représentants autochtones, examinons un cas concret de coopération, révélateur de l’esprit qui règne à cette époque dans leurs rapports avec Québec : il s’agit de l’entente intervenue en avril 1984 entre les représentants des 5000 Mohawks de Kahnawake et le gouvernement au sujet de la construction d’un nouvel hôpital sur le territoire de cette réserve.
Nouveau précédent : l’Entente Québec-Khanawake d’avril 198427
Rappelant le principe selon lequel les nations autochtones « ont le droit d’avoir et de contrôler des institutions qui correspondent à leurs besoins dans les domaines de la culture, de l’éducation, de la langue, de la santé [et] des services sociaux », cette entente est signée le 24 avril 1984 entre le conseil élu des Mohawks de Kahnawake et le gouvernement du Québec, représenté en l’occurrence par le premier ministre et le ministre des Affaires sociales, répondant ainsi au voeu des dirigeants amérindiens de négocier « de gouvernement à gouvernement ».
L’Entente crée en faveur du conseil de bande un véritable statut particulier en ce qui concerne la propriété et la gestion du centre hospitalier dont Québec assure le financement : l’institution est placée sous la responsabilité du conseil et celui-ci peut communiquer directement avec le ministère, échappant ainsi à l’autorité des organismes régionaux imposée par les lois d’application générale.
Pour s’assurer que l’Entente ne soit pas invalidée pour cause de non-respect des lois du Québec, le gouvernement fait ensuite adopter une loi particulière par l’Assemblée, dans laquelle il est prévu qu’en cas de conflit avec toute disposition contraire d’une loi générale ou spéciale, c’est le texte de l’Entente qui l’ emporte28. Ce nouveau précédent permet de concilier l’autonomie du conseil de bande avec les exigences législatives et administratives de l’État, selon l’esprit des quinze principes.
La résolution de l’Assemblée nationale sur la reconnaissance des nations autochtones (20 mars 1985)29
Au cours de la commission parlementaire de novembre 1983, René Lévesque s’est persuadé que le moment était venu de porter le débat sur les droits fondamentaux des autochtones devant l’Assemblée nationale. Les quinze principes n’engageaient que le gouvernement du Parti québécois et le premier ministre, sachant que de nombreuses ententes avec les nations autochtones allaient être nécessaires pour les mettre en œuvre, estimait que l’Assemblée devait avoir l’occasion de se prononcer sur l’ensemble de sa politique. Il allait cependant rencontrer dans cette démarche quelques obstacles de taille.
En 1984, la principale objection vient des autochtones eux-mêmes. Non pas qu’ils soient en désaccord avec la politique du gouvernement, mais ils espèrent obtenir une reconnaissance plus étendue de leurs droits aux conférences fédérales-provinciales annoncées pour cette année-là et pour 1985. L’échec de ces deux rencontres, notamment au sujet de l’étendue de l’autonomie gouvernementale autochtone, convainc le gouvernement québécois qu’il doit poursuivre sa propre démarche.
Le second obstacle se présente à l’Assemblée nationale. Contrairement à l’attente du premier ministre, l’opposition libérale ne montre aucun empressement à appuyer la résolution proposée par le gouvernement. Elle finira même par voter contre son adoption, le député John Ciaccia expliquant que la reconnaissance de l’existence des nations autochtones n’ajoute rien à la situation existante et que la seule véritable garantie des accords conclus avec elles doit venir de leur enchâssement dans la Constitution canadienne ; à ses yeux, le droit à la culture, à la langue et aux traditions était une expression « vide de sens », à moins qu’elle ne soit incluse dans cette Constitution30.
Le 20 mars 1985, la résolution est adoptée en dépit de cette opposition, laquelle paraît d’autant plus étonnante, en rétrospective, que le gouvernement libéral élu quelques mois plus tard fera des quinze principes et de la résolution les « fondements » de sa politique en matière autochtone, sans y changer un iota31.
On mesure dans cette résolution le chemin parcouru depuis l’énoncé de politique de 1963. Certes, l’objectif fondamental, c’est-à-dire le respect de l’identité des autochtones, demeure le même, mais les conséquences de ce principe se déploient maintenant dans plusieurs directions et se font plus précises. Tout d’abord, l’Assemblée y reconnaît officiellement « l’existence au Québec des nations abénaquise, algonquine, attikamek, crie, huronne, micmaque, mohawk, montagnaise, naskapie et inuit » ainsi que leurs droits ancestraux existants. Il s’ensuit que le gouvernement doit poursuivre les négociations entreprises avec ces nations ou les communautés qui les constituent en vue de conclure avec celles qui le désirent des ententes leur assurant l’exercice du « droit à l’autonomie au sein du Québec », du droit à leur culture, à leur langue et à leurs traditions, du droit de posséder et de contrôler des terres, d’y chasser, pêcher, piéger et récolter les ressources fauniques et de participer à leur gestion, enfin l’exercice du droit de « participer au développement économique du Québec et d’en bénéficier ».
Deux éléments nouveaux viennent s’ajouter à la reconnaissance de ces droits. Premièrement, l’Assemblée affirme son intention de protéger les droits résultant des ententes « dans ses lois fondamentales », c’est-à- dire dans une constitution qui n’existe pas encore formellement, mais dont la Charte des droits de la personne32 constitue le premier jalon. Cela signifie que les ententes conclues avec les nations ou les bandes autochtones auraient préséance sur les lois « ordinaires » de l’Assemblée. En d’autres termes, la suprématie législative de l’Assemblée nationale serait assujettie à une procédure particulière lorsqu’il s’agirait des droits autochtones33. Cela ne constitue pas une garantie absolue contre toute modification, mais impose au législateur une contrainte d’ordre moral en même temps que l’obligation de justifier publiquement les changements qu’il souhaiterait apporter à ces droits. Cependant, le Québec devra décider auparavant de se doter d’une constitution formelle et d’y inclure, à côté des autres droits fondamentaux, ceux des autochtones.
En second lieu, la résolution de mars 1985 annonce l’établissement d’un «forum parlementaire permanent» destiné à permettre aux nations «de faire connaître leurs droits, leurs aspirations et leurs besoins». L’expérience de la commission parlementaire de 1983 s’est révélée bénéfique pour tous, autochtones et membres du gouvernement, et la résolution a pour but d’en favoriser la répétition à intervalles réguliers : on espère éviter de la sorte que s’accumulent des problèmes ou contentieux pour la seule raison que l’opinion publique n’en aurait pas été saisie à temps. Malheureusement, après le changement de gouvernement qui suivra de quelques mois l’adoption de la résolution, les autochtones n’auront aucune occasion de se présenter devant le forum parlementaire, solennellement promis par l’Assemblée nationale et écarté sans plus par l’actuel gouvernement.
En présentant le projet de cette résolution à l’Assemblée, René Lévesque indique à la fois le point où il est rendu « dans sa réflexion sur les droits des autochtones » et les moyens qui permettront de poursuivre et concrétiser cette réflexion :
Notre politique demeure donc volontairement […] une politique d’accueil et d’ouverture [… plutôt] qu’une politique interventionniste qui voudrait forcer le changement des institutions et des mentalités. Elle sous-entend […] la pleine reconnaissance des droits des nations autochtones, [y compris] le droit à leur autonomie politique. Elle privilégie la conclusion d’ententes, parce qu’il s’agit là d’un mécanisme simple, souple et sûr, un mécanisme simple parce que nous sommes convaincus que par un bon dialogue, de bonne foi, et une certaine dose de courage parfois, des ententes mutuellement acceptables […] peuvent être facilement conclues entre nous ; un mécanisme souple aussi, parce que ces ententes peuvent être globales, comme celles conclues avec les Cris, les Naskapis et les Inuit du Québec ou encore, sectorielles, comme celle qui a été signée avec les Mohawks de Kahnawalce […] ; un mécanisme sûr, enfin, parce que ces ententes ne peuvent être modifiées unilatéralement. Elles acquièrent ainsi un caractère définitif et en quelque sorte sacré qui, dans notre système juridique, à tout le moins, est reconnu par les tribunaux et susceptible de sanction34.
On voit comment les desseins autochtones du premier ministre se sont approfondis et concrétisés entre 1960 et 1985 : le respect des identités mène, grâce à un dialogue constant, à la conclusion d’ententes générales ou particulières destinées à développer les droits fondamentaux des nations autochtones, lesquels seront protégés constitutionnellement.
Les sources de la pensée et des politiques de René Lévesque au sujet des Amérindiens et Inuit se trouvent dans son tempérament, dans son expérience humaine et dans la réflexion qu’il n’a cessé de consacrer à la question autochtone. Par tempérament, il est sensible aux inégalités, qu’elles se manifestent entre minorités et majorité ou entre défavorisés et nantis. Il aime les gens simples et, comme ont pu le constater ceux qui l’accompagnaient dans le Nord en 1984, ceux-ci le lui rendent pleinement. Par-dessus tout, il ne peut souffrir le vague mépris qu’il entend parfois exprimer à l’endroit des langues ou coutumes autochtones et considère la mise au rancart des sociétés traditionnelles comme l’une des pires infamies de notre époque.
Son expérience du monde extérieur, comme correspondant de guerre ou journaliste, n’est pas étrangère non plus à ses attitudes. Il saisit fort bien l’évolution du monde contemporain vers la liberté des peuples et les droits de la personne. De fait, toute son expérience de vie le sert : c’est ainsi qu’il fait observer, lors de son premier voyage au Nouveau-Québec, en 1961, que l’économie en circuit fermé dont sont victimes les Inuit ressemble à s’y méprendre à celle que subissaient les pêcheurs gaspésiens « au temps des Robin35 ».
Sa réflexion sur les droits des autochtones est au diapason de celle qui se développe depuis les années 50 dans les forums internationaux, mais elle paraît largement en avance sur l’opinion québécoise ou nord- américaines. Il constate les dégâts causés par l’Administration fédérale, notamment dans le domaine de l’éducation, et veut éviter que le Québec ne tombe dans les mêmes ornières. Même ses adversaires finiront par se rallier à ses principes, mais ils ne sauront guère les mettre en oeuvre.
On ne soulignera jamais assez à quel point cette nouvelle politique est le fruit d’un apport personnel de René Lévesque. Entre les aspirations de la majorité francophone et celles des nations et communautés autochtones, l’homme d’État sait que l’équilibre n’est pas facile à établir, mais il cherche les éléments d’un nouveau contrat social avec les intéressés eux- mêmes. Au-delà des « droits », il y a les attitudes : l’acceptation de la différence et le respect mutuel, qu’il pratique spontanément. Il y a aussi le respect de la parole donnée : un chef amérindien des Territoires du Nord- Ouest désignera familièrement René Lévesque comme l’homme politique qui n’a pas la langue fourchue.
Au moment de quitter la vie politique, il adresse aux autochtones un ultime message, « pour la suite des choses36 ». Il y retrace les grandes lignes de l’évolution par laquelle, de rencontre en rencontre, « le processus d’acclimatation [mutuelle] s’est cristallisé » et a conduit à l’amélioration des rapports entre les autochtones et les autres membres de la société québécoise. Il se dit heureux d’avoir assumé la responsabilité de ces rapports en tant que premier ministre car cette démarche s’accorde bien, dit-il, « avec le très légitime désir qu’ont ces nations de dialoguer sur un pied d’égalité ».
Parce que leurs ancêtres ont été les premiers habitants du continent, il pense que les autochtones ne peuvent être considérés comme une simple minorité culturelle « dans ce pays qui est demeuré le leur même si l’histoire a voulu qu’ils en partagent l’usage avec d’autres ». Il quitte la barre avec une certaine crainte, écrit-il : « celle que l’on ressent à ne pouvoir tout dire des sentiments ressentis en fermant le livre qui raconte une belle histoire à laquelle l’on a été mêlé de près ».
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* Juriste et professeur de droit, Jacques-Yvan Morin a été vice-premier ministre (1976-1984), ministre de l’Éducation (1976-1980), ministre d’État au Développement culturel et scientifique (1980-1982) et ministre des Affaires intergouvernementales (1982-1984).
1. J. Collier, The lndians of the Americas: the Long Hope, New-York, W.W. Norton,1947 ; M.Mead, Sociétés, tradition et technologie,Unesco,1953
2. Arrêté en conseil n° 613-63, 8 avril 1963.
3. Voir Gouvernement du Québec, SAGMAI, Le gouvernement et les nations autochtones du Québec : harmonisation des relations (polycopié), 1985, p. 6.
4. Éric Gourdeau, Perspectives de développement du Nouveau Québec, )polycopié), septembre 1963.
5. Ibid., p. 2-3.
6. Ibid., p. 4.
7. Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux, 14 décembre 1960, A.G. Rés. 1514, Doc. off. A.G., 15′ sess., supp. n° 16, p. 70, par. 2 ; Déclaration sur la souveraineté permanente sur les Ressources naturelles, 14 décembre 1962, A.G. Rés. 1803, Doc. off. A.G., 17` session, supp. n° 9, p. 17, par. ler. Ces textes sont reproduits dans J.-Y. Morin, F. Rigaldies et D. Turp, Droit international public — Notes et documents, t. 1er. (2é éd., 1990), P. 505 et 509.
8. Gouvernement du Québec, La Convention de la Baie-James et du Nord québécois, 1976, surtout les chapitres 4, 9, 11A, 12 et 13.
9. Assemblée nationale, Journal des débats [ci-après : Débats], 30′ Légis., 3′ sess., Commission parlementaire, 6 novembre 1975, p. B-6026, B-6041, B-6048.
10. Arrêté en conseil n° 154-78, 18 janvier 1978. Sur le SAGMAI, voir Louis Bernard, « Pour mieux répondre à la réalité autochtone », Rencontre, vol. 7, n° 1, septembre 1985, p. 22.
11. Motion du premier ministre proposant que l’Assemblée reconnaisse les droits des Autochtones, 20 mars 1985 (voir l’annexe II ci-dessous), dans Débats, 32e Légis., 5e sess., p. 2570.
12. L.Q. 1977, c. 5 ; L.R.Q., c. C-11.
13. En conséquence, les articles 87, 88 et 95 à 97 de la Charte s’appliqueront de façon particulière.
14. Discours du 16 juin 1978, cité dans le document précité (note 3).
15. Voir la décision gouvernementale n° 80-151, 24 septembre 1980.
16. Voir les décrets n » 2241-81 et 2242-81, 19 août 1981, et n° 3348-81, 2 décembre 1981.
17. Décision n° 82-361, 21 décembre 1982.
18. Voir à ce sujet D. Vaugeois et J. Lacoursière (dir.), Canada–Québec — Synthèse historique, Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 1977, p. 126.
19. Voir Gouvernement du Québec, SAGMAI, La rencontre des Amérindiens du Québec et du Gouvernement québécois, 13-15 décembre 1978, p. 11, 31-35 et passim: voir également la revue Rencontre, vol. 1 no 1, 1979.
20. Loi constitutionnelle de 1982, adoptée en tant qu’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, R.-U., c. 11.
21. Rencontre, vol. 4, no 3, mars 1983.
22. Décision, no83-20, 9 février 1983.
23. Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, Québec, 1956, t. I, p. 18, et t. II, p. 85.
24. Loi constitutionnelle, supra note 20, art. 35.1, ajoutée en 1983.
25. La commission parlementaire qui avait discuté la Convention de la Baie-James en 1975 ne s’était penché que sur les droits des Inuit et des Cris, supra note 8.
26. Débats, 32e Légis., 4e session, Commission parlementaire, 24 novembre 1983, p. B-9449-9451.
27. Texte en français, en mohawk et en anglais dans le document précité, note 3, annexe I; déposé à l’Assemblée nationale le 2 mai 1984 comme document sessionnel no 575.
28. Loi approuvant l’Entente concernant la construction et l’exploitation d’un centre hospitalier sur le territoire de Kahnawake, L.Q., 1984, c. 13, art. 6.
29. Débats, 32e Légis., 3e session, 20 mars 1985, p. 2571.
30. Idem., 19 mars 1985, p. 2497 et 2499-2505.
31. Voir la brochure publiée en 1988 par le gouvernement intitulée Les fondements de la politique du gouvernement du Québec en matière autochtone, p. 3-6.
32. L.Q. 1975, c. 6 ; L.R.Q., c. C-12.
33. Voir à ce sujet J.-Y. Morin, « La constitutionnalisation progressive de la Charte des droits et libertés de la personne », 1987, Revue juridique thémis, 21, p. 26, 47-49.
34. Débats, 32′ Légis., 5′ session, 19 mars 1985, p. 2496.
35. Voir J. Provencher, René Lévesque — Portrait d’un Québécois, Montréal, La Presse, 1973, P. 8-9 : la compagnie Robin, originaire de Jersey, avait établi au XIXe siècle un véritable monopole de la pêche à la morue en Gaspésie. Les Robin payaient les pêcheurs, moitié en espèces, moitié en nature, le maigre salaire revenant prestement dans les magasins de la compagnie, installés dans chaque village. Dans l’enfance de René Lévesque, le souvenir de la misère engendrée par les potentats jersiais était encore très vivace ; la compagnie avait changé de mains, mais son emprise sur la vie économique demeurait considérable.
36. « Message de René Lévesque », dans Rencontre, vol. 7, n° 1, septembre 1985, p. _______________________________________________________________________________________
Tiré de René Lévesque, l’homme, la nation, la démocratie. Textes colligés par Yves Bélanger et Michel Lévesque, avec la collaboration de Richard Desrosiers et Lizette Jalbert, Presses de l’Université du Québec, 1992
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