Lucien Bouchard
4e colloque de la Fondation René-Lévesque
Musée national des beaux-arts du Québec, Québec
Jeudi 13 octobre 2016
Avant de parler du René Lévesque que j’ai connu et de l’idée que je m’en fais, je dois m’excuser de mon audace auprès d’un auditoire formé d’un grand nombre d’amis, de proches et de témoins qui l’ont fréquenté davantage.
René Lévesque est devenu un personnage mythique. Il en aurait été le premier surpris, lui qui chassait de ses discours le mot «historique», détestait la grandiloquence et s’interdisait toute pose d’homme providentiel. Au grand dam de son entourage, il faisait peu de cas des apparences, vestimentaire ou autres. N’a-t-il pas déjà reconnu qu’il n’était pas «l’Apollon du Belvédère». C’est aussi quelqu’un qui a essuyé des échecs douloureux, dans la poursuite d’objectifs qui lui étaient chers.
On se demande alors : pourquoi est-il si durablement entré dans la mémoire collective? Du haut de ce piédestal où on l’a hissé, son image est devenue l’aune des jugements portés sur ses successeurs.
En réalité, nombreuses sont les questions qui se posent à propos de René Lévesque : était-il vraiment de gauche? Était-il socio-démocrate ou socialiste? Était-il nationaliste? Était-t-il pro-syndical?
Soyons assurés qu’il aurait été lui-même bien embêté de répondre à la plupart de ces questionnements. Parions qu’il se serait plutôt contenté de les accueillir par un haussement d’épaule. Sa connaissance de l’histoire et de la littérature de même que son propre parcours lui avaient appris qu’on ne peut pas commodément ranger dans une case un personnage politique ou même un individu. Je vous demande donc de m’exempter de cet exercice réducteur, surtout quand il concerne un homme aussi complexe que René Lévesque.
J’aborderai ma modeste contribution en considérant le personnage sous plusieurs dimensions, certaines difficilement compatibles, d’autres d’une nette évidence. C’est dire qu’il faudra, au terme de cet effort, se résigner à l’impossibilité d’arriver à une synthèse qui puisse conforter un esprit cartésien.
Cela dit, puisque vous m’avez invité à le faire, je vous présente mon René Lévesque, tel que je l’ai vu et senti, dans ses contradictions, ses traits les plus accusés et l’héritage qu’il nous a laissé, en espérant que vous y reconnaîtrez le vôtre.
Monsieur Lévesque, je le vois d’abord dans ses contrastes.
Idéaliste, il n’était pas l’homme des sentiers battus. Il n’y avait rien de conventionnel dans la décision de ce jeune homme de 21 ans, fils d’avocat de petite ville et issu du cours classique, de quitter ses études de droit à l’Université Laval pour se joindre en pleine guerre aux services américains d’information sur les fronts européens. Robert Cliche, qui était son camarade de classe, dira qu’il détonnait dans ce groupe d’étudiants on ne peut plus corrects et assidus qui se destinaient à la profession d’avocat. Ce Gaspésien se souciait peu d’harmoniser les horaires des cours de droit avec ses temps d’antenne comme annonceur de radio débutant. Les expériences qui ont marqué ses activités de correspondant de guerre lui tiendront lieu de diplôme.
Poursuivant sa carrière de grand reporter, notamment en Corée, il s’initie aux grands courants de l’après-Guerre. Il retient des uns, les méfaits du nationalisme exacerbé, et des autres, les espoirs d’émancipation des peuples.
Il est profondément québécois et connaît bien la condition de son peuple. Il croit ardemment que son redressement passe par l’éducation, le développement économique et la prise en charge de son destin.
Cette prise de conscience s’est certainement nourrie de la connaissance de l’histoire du Québec, dans laquelle il distingue deux volets. Ne raconte-t-il pas dans ses mémoires avoir perçu l’après 1759 comme «l’histoire des autres?» Plus près de lui, son père lui avait dépeint le sombre tableau de la domination économique à laquelle la région gaspésienne a été soumise.
Chez ce rebelle, les idées, les rêves et le refus de l’injustice ne pouvaient pas rester lettres mortes, ne trouvant vraiment leurs sens que dans l’action. Poussé à l’engagement politique par la motivation la plus haute et la plus déterminée, il n’en sera pas moins contraint de traiter avec la nécessité du compromis et du consensus. Ce réalisme obligé ne l’empêchera pas de ruer parfois dans les brancards : les deux partis où il a milité – y compris celui qu’il a fondé – en savent quelque chose ! Mais face aux réalités du pouvoir et de l’action politique, cet idéaliste déchiré entre ses devoirs d’État et ses engagements premiers a dû se résoudre à des décisions déchirantes pour lui et controversées pour ses fidèles.
Un certain nombre de moments le définissent de façon saisissante. J’en retiendrai trois.
Reportons-nous après la défaite du Gouvernement de Jean Lesage en 1966. René Lévesque comptait alors parmi les personnages politiques les plus en vue, les plus respectés et les plus influents du Québec. Il avait toutes les raisons d’espérer devenir chef de son Parti et Premier ministre. Il n’hésite pas pourtant à entreprendre une campagne visant à introduire la souveraineté-association dans le programme du Parti Libéral du Québec. Mais le Congrès de 1967 refuse de mettre sa proposition aux voix. Il se dissocie, séance tenante, de collègues qu’il estimait et avec lesquels il avait fait la Révolution tranquille. Faisant fi de tous les risques, il plonge sans filet et fonde son parti quelques mois plus tard. Il engage ensuite, dans les conditions les plus difficiles, un long combat à l’issue incertaine.
On ne peut faire autrement que d’admirer le cran et la conviction de cet homme, au moment où il quitte le Château Frontenac, lieu du Congrès libéral, pour se rendre à l’Hôtel Victoria, rue Saint-Jean, avec quelques dizaines de fidèles. Là, il tient une conférence de presse pour annoncer sa rupture avec les Libéraux et présenter les grandes lignes de son projet de souveraineté-association. Ce jour-là, René Lévesque entrait dans l’histoire.
Le deuxième moment nous reporte en 1981 alors qu’il était Premier ministre du Québec.
Ses convictions progressistes et sa sensibilité pro-syndicale étaient bien connues. Il avait appuyé sans réserve la grève des réalisateurs de Radio-Canada. Il fut même arrêté en compagnie de Jean Marchand, lors de la tumultueuse manifestation de mars 1958. Ministre dans le cabinet de Jean Lesage, on l’entendra lancer à des grévistes son fameux «Lâchez-pas les gars».
Dans le rôle qui est alors le sien, René Lévesque doit répondre de la capacité de l’État à remplir ses missions essentielles.
Le Québec et le Canada sont alors frappés par une grave récession économique. En août, l’inflation atteint les 12% et le taux directeur de la banque du Canada grimpe à 21%. L’étau se resserre sur les finances publiques. Le Gouvernement va entreprendre les négociations en vue du renouvellement de ses ententes collectives avec les salariés du front commun. Au même moment, il fait face à une surcharge de l’ordre de 700 millions de dollars, du seul fait de l’indexation des salaires de la fonction publique, pour les derniers six mois des conventions courantes. Les hauts fonctionnaires du Conseil du Trésor et du ministère des Finances lancent des signaux d’alerte : comme il n’y pas de voies de sortie du côté d’emprunts et de taxes additionnels, le paiement de cette indexation va compromettre l’intégrité des finances de l’État québécois.
Les centrales syndicales rejettent l’appel à l’aide du gouvernement, bien qu’informées des conséquences catastrophiques de l’application intégrale des conventions négociées. Elles refusent de les ouvrir et exigent le plein respect des engagements de l’État.
Que faire?
La décision ultime appartient au premier ministre.
Salut public oblige et René Lévesque, qui avait maintes fois proclamé son préjugé pro-syndical, se vit contraint de trancher dans le vif. Deux possibilités s’offrent à lui. Il pourrait par loi spéciale amputer les derniers six mois des conventions collectives et s’exempter de verser les 700 millions de dollars. Mais il décide de respecter la signature du Québec et de laisser courir les conventions jusqu’à l’expiration de leur terme. Ce faisant, il s’impose de recourir à une mesure particulièrement impopulaire, c’est-à-dire d’aller littéralement chercher dans les poches des employés de l’État les montants qu’ils avaient légalement perçus.
Il prendra donc sur lui de faire adopter une législation qui permettra de récupérer, après coup, les 700 millions de dollars, au moyen de réductions temporaires de salaires. Celles-ci atteindront les 20% pour un grand nombre de salariés, surtout des enseignants. Les porte-paroles syndicaux ont assez justement affublé l’expédient du nom de « piscine ». Et comme si la mesure n’était pas comble, il fallut décréter pour les trois années suivantes la totalité des conditions salariales et normatives de l’ensemble de la fonction publique.
On se rappelle le cataclysme politique qui s’ensuivit. René Lévesque dut payer le prix fort de s’être rendu au diktat de la nécessité. On ne se gêna pas pour le traiter de «boucher de New Carlisle», subtil rappel de Klaus Barbie, le tortionnaire nazi qui allait subir son procès à Lyon. Sa réputation tomba en profond discrédit dans les milieux qui constituaient l’essentiel de sa base politique. Le monde syndical se sentit victime d’une trahison qui a longtemps entaché la mémoire du fondateur du Parti Québécois.
Cet épisode en dit long sur l’idée que René Lévesque se faisait du rôle de gouvernant et des limites de la politique. Il apprit très tôt que les plus hautes aspirations s’y heurtent aux écueils de réalités incontournables. Si bien qu’il trouva dans sa fonction de Premier ministre bien plus de responsabilité que de pouvoir.
L’idéaliste en politique est condamné à encourir un jour ou l’autre le reproche de s’être mué en pragmatique insensible, alors qu’en réalité, il n’est rien de plus facile que de dire oui et de faire plaisir à tout le monde, au prix de lendemains amers. Il a certainement fallu beaucoup de courage et d’abnégation à l’homme d’émotion qu’était René Lévesque pour opposer la froide et implacable raison d’État aux attentes de sa clientèle politique, voire d’une grande partie de l’électorat.
C’est un autre paradoxe du destin de cet homme toujours pressé que d’avoir dû lutter pour freiner l’enthousiasme des militants souverainistes. Mon troisième exemple met en évidence une de ces prises de position qui l’ont placé en porte-à-faux avec la mouvance la plus « volontariste » de son parti.
Comme ce fut le cas pour ses orientations de gauche, force lui a été de réaliser que la poursuite de ses objectifs souverainistes devait se subordonner à la règle non écrite de l’art du possible. Puisque le leadership consiste à rallier le soutien d’un nombre substantiel de concitoyens, il importe de ne pas leur proposer un projet qui les sème en chemin, surtout lorsqu’il s’agit de recueillir la majorité absolue requise par un référendum.
On lui a durement reproché la timidité de sa question référendaire de 1980, qui sollicitait un mandat de négocier la souveraineté-association plutôt que de la réaliser. Non seulement a-t-on vu là un manque d’audace mais certains se sont plu à évoquer la tiédeur de sa foi indépendantiste.
C’était faire injure à la sincérité de son engagement, mais aussi à son instinct de leader et à la relation de symbiose qu’il entretenait avec les Québécois. Il avait mesuré qu’au-delà d’une proposition de mandat de négociation, la question serait très loin d’accueillir les appuis suffisants.
On touche ici du doigt à un aspect encore plus caractéristique de cet homme à la fois aimé et contesté, souvent par les mêmes personnes et parfois en même temps. Il lui arriva de s’appuyer sur les uns contre les autres, comme on l’a vu en 1982 dans son recours inusité à la base du Parti Québécois pour renverser les résolutions du dernier Congrès dont il répudiait le radicalisme. C’est ainsi qu’il fit affirmer par l’ensemble des membres, à l’encontre du Congrès : la nécessité d’une majorité référendaire pour réaliser l’indépendance, la présentation d’une offre de partenariat économique au reste du Canada et la reconnaissance du droit des anglophones à leurs institutions.
Après cela, les rapports du leader historique du Parti Québécois avec son aile turbulente ne pouvaient que s’envenimer. C’est ce qui arriva lorsque, au vu du large appui donné en 1984 par les Québécois à l’élection du Gouvernement Mulroney, il endossa «le beau risque» du renouvellement du fédéralisme. Ce réaliste crut devoir prendre en compte l’abattement collectif qui a suivi son échec référendaire et le coup de force constitutionnel de Pierre Eliott Trudeau. Il n’y a peut-être rien de plus révélateur du charisme du personnage que l’admiration et l’affection que lui ont conservées ceux-là mêmes de ses plus anciens et plus proches camarades de combat qui ont alors démissionné avec fracas.
On aura compris que, plus que tout, René Lévesque voulait accompagner son peuple, non seulement dans les moments d’exaltation, comme à l’élection de 1976, mais aussi dans les temps d’épreuves et de désarroi. Au moins lui aura-t-il été épargnée l’humiliation de voir rejetée par le Canada la main que lui tendait le Québec en ratifiant avant tout le monde l’Accord du Lac Meech.
Homme de contrastes, René Lévesque l’était à beaucoup d’autres égards. Il était profondément Québécois, un Québécois de région devenu montréalais, habité par ses souvenirs d’enfance, envoûté par les paysages de sa Gaspésie natale et enraciné dans notre culture populaire. Mais son nationalisme n’avait rien à voir avec celui qu’on stigmatise en Europe et que les adversaires fédéralistes aiment bien prêter aux souverainistes. À l’opposé d’un repli sur soi, son nationalisme se définissait par le rejet du mythe dévastateur du «petit pain» et par l’ouverture aux siens des portes de l’universel. Il continuait ainsi sur la lancée de ses prestations de journaliste qui ont tant fait pour la sensibilisation des Québécois aux questions internationales. Les gens de ma génération n’ont pas oublié ces Points de Mire du dimanche soir où il nous expliquait le monde.
Loin de réduire les horizons de ses concitoyens, l’indépendance qu’il prônait visait à les amener sur la scène du monde.
Déroutant pour certains était son penchant pro-américain. À l’inverse de la plupart de ses amis de gauche, René Lévesque admirait nos voisins du Sud pour leur confiance en eux-mêmes, leur patriotisme et leurs spectaculaires réalisations dans les domaines de l’économie, de la science et de la littérature. Il n’était toutefois pas aveugle à leurs défauts et déplorait leurs iniquités sociales et leur propension à la violence. Il se percevait quand même comme un nord-américain, mais de langue française, de cette langue qu’il chérissait et défendait bec et ongles.
Tout francophone qu’il était, René Lévesque se sentait plus à l’aise avec les Américains qu’avec les Français dont il vénérait pourtant l’histoire et la culture. L’affaire se complique encore si on se rappelle que, comme Premier ministre, il a été beaucoup mieux traité par les Français que par les Américains. On l’a bien vu lors de son discours à l’Economic Club de New York, où l’hostilité de l’opinion américaine a fait contraste avec la chaleur de l’accueil que lui a réservé la France lors de sa première visite officielle.
À un niveau moins significatif et de façon plutôt anecdotique, ma première rencontre avec lui m’a fait voir à mes dépens combien il était facile de le méjuger.
Je m’étais vu confier une lourde responsabilité par mon ami Marc-André Bédard, candidat du Parti Québécois dans Chicoutimi, lors de l’élection de 1973. Il me fit désigner comme chauffeur en titre de monsieur Lévesque, qui s’amenait dans le comté, en visite électorale. J’éprouvai un peu d’appréhension à rencontrer ce personnage déjà illustre, de même que j’anticipais d’enrichissantes conversations tout au long de nos déplacements dans la circonscription. Ce furent mes premiers contacts avec lui : moi au volant, lui dans le siège arrière, en conciliabules constants avec ses collaborateurs, ponctués d’arrêts de toutes sortes, visites d’usines, assemblées, conférences de presse, etc. Par conséquent, impossible d’échanger avec lui.
Entré dans un restaurant pour casser la croûte, je crus voir l’occasion de faire plaisir à mon chef, en me lançant dans une attaque à fond de train contre Robert Bourassa et y mettant une agressivité très partisane. Monsieur Lévesque me regarda froidement, pour laisser tomber qu’il pouvait différer d’opinion avec Robert Bourassa mais qu’il avait du respect et même de l’affection pour l’homme. Je me le tins pour dit et me concentrai ensuite, plutôt penaud, sur mon volant.
Il ne devait pas tarder à se confirmer que je n’avais décidément pas le don de briller lors de mes contacts initiaux avec les hauts dirigeants du Parti Québécois. L’organisation locale dut en effet faire face à un autre défi de taille : elle reçut du comité national l’annonce de la visite de Jacques Parizeau. Malgré ma piètre performance comme chauffeur-accompagnateur de René Lévesque, on voulut bien me donner une autre chance avec monsieur Parizeau.
Il est vrai que je disposais d’un atout d’importance. Je venais d’acquérir une Pontiac Bonneville qui, avec ses 455 pouces cubes de cylindrée, ses quatre barils, 500 livres de torque et 19 pieds de long, était la plus puissante des voitures américaines de l’époque. Vous savez peut-être qu’on aimait les chars à Chicoutimi, ville où circulaient le plus grand nombre de Cadillac per capita.
C’est donc avec les meilleures intentions que je me présentai, au volant de mon imposante berline, à l’hôtel où monsieur Parizeau était descendu.
Après l’avoir fait monter à bord, je veillai à ne pas troubler son silence jusqu’à notre arrivée à l’édifice du centre-ville où il allait rencontrer le Cercle de presse du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les initiés ici présents se rappelleront qu’il s’agissait là de la Mecque médiatique de la région et donc d’un moment crucial de la campagne électorale de Marc-André et des quatre autres candidats du Saguenay et du Lac Saint-Jean. Monsieur Parizeau en avait été averti et s’était préparé en conséquence.
Au départ de l’hôtel, on m’avait remis la mallette où il avait rangé ses papiers, me recommandant d’en prendre le plus grand soin. Je l’avais donc déposée sous clé dans la valise-arrière de ma voiture.
Une fois à destination, je me trouvai, tout fier, assis aux côtés de monsieur Parizeau pendant que le Président du Club présentait son invité.
Au moment où Monsieur Parizeau allait prendre la parole, il se pencha vers moi et me dit à voix basse : «Donnez-moi la mallette.» Je lui répondis : «Je ne l’ai pas.» Il me demanda, l’air inquiet, «Mais où est-elle?» Je balbutiai : «Elle est dans le coffre de mon char.» Avec un regard appuyé, alors que l’attente créait une certaine perplexité chez les journalistes, il me signifia sur un ton non équivoque : «Allez la chercher.» Encore aujourd’hui, je n’ai que le vague souvenir d’une course éperdue, de la salle à l’auto, de l’auto à la salle où, tout essoufflé, je déposai la mallette devant monsieur Parizeau.
Plus tard, de retour dans l’auto pour amorcer la tournée prévue, je crus constater le déplaisir discret de son entourage.
En fait, je venais d’avoir avec monsieur Parizeau le premier de mes rendez-vous manqués.
Je décidai dès lors de n’accepter dorénavant du Parti Québécois que des tâches moins lourdes que celle de chauffeur.
Heureusement, ce ne fut pas la fin de mes rapports avec MM Lévesque et Parizeau. Les mandats de négociateur et d’avocat qu’ils me confièrent me donnèrent l’occasion de travailler près d’eux et de les mieux connaître – en fait, surtout de me faire mieux connaître.
S’agissant de monsieur Lévesque, je confesserai m’être parfois trouvé intimidé sinon figé, en sa compagnie ou en petit comité. J’en fus d’autant plus surpris qu’à écouter ses discours dans une salle bondée, on avait l’impression qu’il s’adressait à chacun de nous, de façon presque intimiste. C’était l’inverse avec Robert Bourassa dont les prestations d’orateur tombaient souvent à plat, alors qu’il s’avérait, en tête à tête ou dans les rencontres sociales, un hôte particulièrement chaleureux et spontané. Monsieur Lévesque m’a toujours donné l’impression d’observer une réserve dont il profitait peut-être pour mieux décoder son interlocuteur. Je me dis aussi que, s’il semblait parfois peu à l’aise, c’est qu’il s’accommodait mal de l’admiration qu’on lui portait et beaucoup plus mal encore des compliments.
J’ai également plus d’une fois observé sa façon de taquiner par l’ironie. Après la débâcle de la «piscine» de 1982, on a pointé du doigt mon rôle de négociateur, faisant circuler des enveloppes brunes de mes notes d’honoraires. Or, découvrant l’impossibilité d’appliquer toutes ces conventions collectives rédigées à la diable par des fonctionnaires dans les greniers du Conseil du trésor, les parties décidèrent de se rasseoir en toute discrétion et de renégocier les clauses normatives, c’est-à-dire celles qui encadraient le fonctionnement des écoles et des hôpitaux. On me demanda de revenir à Québec et de diriger l’exercice du côté gouvernemental. Échaudé par les reproches que m’avait valus la divulgation de mes honoraires, je refusai d’abord, pour finalement accepter, mais à la condition expresse de ne recevoir aucune rémunération.
Après trois mois de travail intensif, l’opération se solda par un accord général. C’est alors qu’en route pour une conférence de presse, assis aux côtés de monsieur Lévesque dans sa limousine, il se tourna vers moi et me dit avec un petit sourire narquois : «Vous savez, vous êtes bien meilleur quand vous ne chargez pas d’honoraires.»
Une autre chose qui m’a toujours étonné chez cet homme qui affichait parfois une insouciance brouillonne, c’est le souci qu’il manifestait du travail bien fait, voire méticuleux. On peut en voir un indice dans sa calligraphie aussi élégante que soignée.
Convenons que tout cela est bien compliqué et qu’il n’y a pas d’autre choix que d’accepter avec bonne grâce la diversité et la richesse du personnage. À la fin, il est bien futile de chercher à l’encadrer dans un portrait bien lisse. René Lévesque est à prendre ou à laisser, dans ses élans de passion comme dans sa recherche de rationalité.
Mais il y avait néanmoins chez lui des traits qui ne souffrent pas de nuances.
Son attachement indéfectible à la démocratie en est un. Il n’a jamais cessé de le manifester, de sa condamnation sans appel du terrorisme du FLQ à son combat pour l’assainissement des mœurs électorales, en passant par sa défense des droits des minorités. Il concevait le peuple québécois comme incluant tous les citoyens, sans restriction de religion, de langue et d’ethnie. Il se tenait à l’affût de tout dérapage de son Parti à cet égard.
Je me permets de penser qu’à l’instar de Jacques Parizeau, il aurait pris ses distances avec la malencontreuse Charte des valeurs. De même, certains débats qui secouent depuis quelque temps le Parti Québécois l’auraient à mon avis troublé. À coup sûr, l’homme qui a donné ses lettres de créances démocratiques au Parti Québécois et parrainé l’œuvre de Gérald Godin s’inquièterait de tout dévoiement identitaire, craignant l’effet d’exclusion qu’en subiraient les nouveaux arrivants et les minorités issues de l’immigration.
La démocratie était pour lui un choix sans conteste.
Il aurait été également intéressant de voir sa réaction à la répugnance exprimée par certains à «gouverner une province». À défaut de sa réaction, je peux vous donner la mienne. Il échappe à mon entendement qu’on puisse ainsi minimiser le rôle crucial joué par notre Gouvernement dans la survie et le développement de notre peuple. Je n’arrive pas à voir un avantage quelconque à rabaisser la dignité des élus québécois et de notre État.
En tous les cas, à aucun moment, René Lévesque n’a jugé au-dessous de lui de «gouverner une province».
Après tout, c’est ainsi qu’il a mis en place l’assurance-automobile, le Zonage agricole, le régime d’Épargne-actions, les lois sur l’Environnement, l’Aménagement du territoire, la Protection du consommateur, fait adopter la Charte de la langue française, et j’en passe. C’est aussi en «gouvernant une province» que Robert Bourassa a pu réaliser le projet de la Baie James et instauré l’assurance-maladie. «Gouvernant une province,» Jean Lesage a créé la SGF, la Caisse de dépôt et ouvert l’accès à l’éducation pour tous. De la même façon, Adélard Godbout a donné le droit de vote aux femmes, octroyé aux syndicats le droit à la négociation collective et créé Hydro-Québec. On peut aussi, en s’abaissant à «gouverner une province,» adopter la loi sur l’équité salariale, créer l’assurance-médicaments, donner son impulsion à l’économie sociale, mettre en place la politique familiale la plus généreuse du continent et rétablir l’équilibre des finances publiques. Par temps perdu, on peut aussi construire une Grande Bibliothèque.
Malgré ces remarquables avancées, René Lévesque n’entretenait pas moins la conviction que, nanti de la plénitude de ses pouvoirs souverains, le Québec aurait les mains libres pour aller encore beaucoup plus loin.
Mais il eut, le premier, à relever le triple défi auquel se trouvent confrontés d’office tous les chefs du Parti Québécois. Ils doivent d’abord : persuader les électeurs de leur confier le pouvoir; garder le cap sur leur objectif premier et assumer le plein exercice de leurs responsabilités gouvernementales. Ils ne peuvent se défiler d’aucune de ces tâches, la troisième étant pour le moins aussi contraignante que les deux autres, puisqu’elle découle d’un mandat fondamental de toute la population.
Car René Lévesque pensait que l’acceptation des décisions de la collectivité s’inscrit au cœur de la démocratie. C’est pourquoi il respectait la volonté et l’intelligence du peuple, qu’il s’employait par ailleurs à élever.
Sans doute fondait-il son crédo démocratique sur de profondes convictions humanistes. Il se passionnait pour les œuvres patrimoniales de la pensée humaine, admirait les grands créateurs aussi bien que des géants politiques comme Roosevelt, Churchill, De Gaulle.
Il ne se faisait pas d’illusion pour autant sur les dérives où pouvait sombrer la condition humaine. Comment l’aurait-il pu, lui qui avait vu de ses yeux, à la fin de la guerre, l’horreur des camps de concentration nazis?
Un autre de ses attributs qui tient de la certitude, c’est l’intensité de sa relation avec les Québécois. Ces derniers ont aimé ce compatriote qui leur parlait vrai, qui les respectait et se présentait devant eux dépouillé de toute prétention. Ils ont même toléré ses défauts et j’oserais dire qu’ils s’en sont parfois amusés. Je trouvais moi-même assez sympathiques ses impatiences et son petit côté délinquant.
Les Québécois se sont surtout reconnus dans sa sincérité et sa sensibilité d’homme de cœur. Lui aussi les aimait mais sans complaisance, puisqu’il n’a cessé de les tirer vers le haut. Il veillait toutefois à s’accorder au rythme de leur évolution, conscient qu’il était de devoir rassurer ce peuple malmené par son histoire et hésitant à franchir les portes de l’inconnu. C’est ainsi qu’il a promis un «bon gouvernement» aux élections de 1976 et écarté la possibilité d’un Référendum lors de celles de 1981. Il ne souhaitait pas s’obliger à l’aveugle à tenir un autre Référendum qui exposerait les Québécois – et la cause souverainiste – aux graves conséquences d’un échec additionnel.
Finalement, il ne se trouva pas assez de Québécois qui l’aimaient suffisamment pour le suivre dans son combat principal et passer outre, selon le cas, à leurs appréhensions ou à leur réflexe de prudence ou à leur attachement au Canada.
Sa légende s’est ainsi construite autour d’un constat d’échec dont s’autorisent certains commentateurs, tel Daniel Jacques, pour le représenter comme (et je cite) «un maître dans l’art de la défaite» ou encore un «illustre vaincu», désormais rangé, (je cite encore) dans «la galerie de nos héros perdants».
Il est vrai qu’il n’a pas réussi tout ce qu’il a entrepris. N’est-ce pas là le lot de tous les dirigeants politiques, y compris des plus grands?
Pour ma part, je me refuse à considérer René Lévesque comme un perdant. Pour cela, il faudrait effacer de son bilan les réalisations concrètes des deux gouvernements qu’il a présidés, surtout du premier. Il faudrait tenir pour rien le lien de profonde affection qu’il a établi avec la population. Il faudrait oublier qu’il a fait prendre conscience aux Québécois de leur solidarité de peuple.
Ces derniers sentaient que leur Premier ministre vivait intensément avec eux le besoin de réaliser leurs rêves et le sentiment d’une confiance victorieuse de leurs doutes. Il leur a en plus insufflé la fierté d’être «quelque chose comme un grand peuple.».
Bien qu’ils se soient sentis orphelins à son décès, les Québécois lui réservent dans leur mémoire et dans leur cœur la place d’un père de la Nation, d’un inspirateur de peuple, d’un phare qui a éclairé les voies de leur avenir.
On lui doit, plus qu’à tout autre, la reconnaissance d’avoir grandi et anobli la fonction de Premier Ministre dont il a fait un gage et un modèle de démocratie et d’intégrité.
Il a ainsi placé très haut la barre de ce que doivent démontrer ses successeurs, en fait de courage, d’intelligence, de culture et d’amour du peuple.