Notes pour une allocution du Premier ministre du Québec, Monsieur René Lévesque, à l’occasion du déjeuner offert par le Premier ministre de France, Monsieur Laurent Fabius, au Quai D’Orsay, Paris, le 23 mai 1985.
Le travail auquel nous procédons, ces jours-ci, vient me convaincre une fois de plus de la pertinence, de la nécessité de cette rencontre annuelle des premiers ministres – et de tous ceux qui s’y associent – pour garantir la bonne marche de notre coopération, car c’est bien ainsi que nous pouvons procéder régulièrement et efficacement à l’indispensable examen rétrospectif de nos échanges, à la détermination de nos priorités communes et à la définition des orientations pour l’avenir.
Aujourd’hui, alors que j’ai personnellement l’honneur de participer déjà à la 7e de ces rencontres, je tiens à remercier la France de l’admirable continuité avec laquelle elle prolonge et intensifie ainsi notre premier accord de 1965. Je tiens aussi à souligner combien il est remarquable de retrouver, de part et d’autre, chez les artisans de notre rapprochement, la même conviction, le même enthousiasme qu’au début. Ayant eu l’occasion de faire partie du gouvernement de monsieur Lesage, il y a vingt ans, alors qu’à Québec comme à Paris nous donnions l’impulsion initiale à notre coopération, je me sens autorisé à porter ce témoignage. Et il importe que l’on retienne ce fait tout de même assez exceptionnel, qui confère toute sa vigueur à ce que nous accomplissons ensemble et qui sait être si magnifiquement inspirant.
Outil de développement, instrument de notre solidarité, la coopération franco-québécoise est d’abord et avant tout au service des gens, le plus directement possible, et notre intention demeure toujours qu’elle puisse engager un maximum de Français et de Québécois. Pour que s’opère la rencontre constante de deux sociétés, que se tisse entre nous un réseau vaste et serré de relations qui mobilisent les personnes et les groupes, les professions comme les entreprises ou les institutions. Ainsi seulement serons-nous en mesure d’ajouter à nos succès, puisque nous nous connaitrons davantage et que nous cheminerons ensemble sur plusieurs des voies déterminantes du changement que dicte la loi de notre époque.
Le changement, tel semble être en effet notre lot, notre défi si nous voulons demeurer parmi les nations du peloton de tête du développement. C’est aussi un terme qui évoque la caractéristique la plus évidente – peut-être – de tout ce qu’a vécu le Québec au cours de ce dernier quart de siècle. Changement de nos institutions, comme celles de l’enseignement ou des soins de santé; changement économique, qui nous trouve aujourd’hui mieux pourvus que jamais en ce domaine absolument vital; changement des mentalités, au rythme de tant d’autres sociétés dans le monde; changement de comportement, pour nous-mêmes et vis-à-vis l’extérieur, qui repose sur la confiance en soi.
Changement, certes, mais qui ne se complait pas en lui-même, qui ne s’érige jamais comme une fin en soi. En fait, même si cela peut sembler paradoxal de prime abord, ce changement exprime avec les accents de notre époque, en répondant aux nécessites du moment, la fidélité a soi-même que nous avons toujours placée au cœur de notre vie nationale.
Le Québec, vous le savez, remplit ainsi un engagement vieux de bientôt quatre siècles. Un engagement existentiel qui nous permet toujours aujourd’hui de concentrer l’essentiel des énergies de l’Amérique francophone; qui définit la base essentielle de notre état, de ses institutions et de son gouvernement. Ceci étant acquis, nous avons la volonté non seulement de durer comme peuple mais aussi la ferme intention de déployer toujours davantage tous nos talents. Ce qui implique nécessairement que nous puissions occuper la place qui nous revient parmi les nations en apportant, à la juste mesure de nos moyens, notre contribution à ce que vit le monde actuel et pour l’avenir qu’il se prépare. Voilà ce qui explique que notre ouverture au monde se soit traduite au départ par un désir de rapprochement avec la France et qu’elle implique toujours, en priorité, notre participation à la vie de toute la francophonie.
Ce que nous accomplissons ensemble, en effet, ne fait pas que nous concerner exclusivement, Français comme Québécois. Notre coopération implique aussi, nécessairement, l’ensemble du monde francophone. Un monde francophone qui, dans son étendue universelle et toute sa diversité pourrait, plus qu’il ne le fait maintenant, se rassembler afin d’exprimer fermement une réalité profonde de la vie internationale contemporaine.
Les réflexions des équipes franco-québécoises que nous avons nous-mêmes mandatées, monsieur le premier ministre, ainsi que de récentes concertations entre ministres francophones, nous permettent de discerner les grands enjeux de la francophonie pour la génération qui vient. Enjeux de survie, car notre solidarité n’est rien si elle n’apporte pas à nos partenaires francophones un appui convaincant dans l’entreprise angoissante de leur développement. Enjeux aussi de progrès et de modernité. Car, dans la science, l’informatique et la technologie, dans les vastes industries de la culture et de la communication, nous avons un espace crucial à occuper, à la « jointure » de l’économie et de l’identité. Le défi est de taille. Et ce n’est, qu’ensemble que nous pourrons efficacement le relever.
L’ère n’est plus aux destins isolés, « splendides isolements » d’une autre époque. Notre génération, a cet égard, doit accomplir une œuvre de rapprochement aussi déterminante que novatrice et il est plus que temps que la francophonie puisse jouer le rôle qui est le sien, soit d’agir comme un milieu d’éclosion de cette nouvelle solidarité entre les peuples et les cultures. Pour lutter contre l’incompréhension, pour combler des écarts vertigineux qui séparent encore les nations et des continents tout entiers, pour bannir l’incompréhension, pour accomplir en somme la « révolution » scientifique et technologique comme celle de la justice, de l’équité, nous pouvons compter les uns et les autres sur un langage commun – pas seulement fait de mots mais fait aussi d’une manière de penser, et de bien des expériences conjointes. Voilà ce qui nous permet d’abord, de comprendre de plus en plus de la même façon les impératifs de l’évolution et ensuite de conjuguer, de façon qui porte, nos efforts et nos moyens.
Il nous faut, en tant que francophones, non seulement être capables de suivre le mouvement rapide des transformations profondes de notre univers mais savoir en faire intégralement partie, savoir créer, nous aussi, le monde nouveau qui s’installe chez nous, autour de nous.
Nous, du Québec, nous voulons être de cette bataille de la modernité, dans ce qu’elle a de libérateur, en y apportant notre spécificité de société nord-américaine et notre profonde conviction que le destin de la francophonie peut être véritablement exemplaire.
Ce qui est en cause maintenant, c’est l’ampleur avec laquelle la communauté francophone va déployer toutes ses promesses, c’est le rythme avec lequel cette affirmation d’une identité commune peut se faire tout en respectant les particularités propres à chacun de nos continents, de nos pays.
Nous nous réjouissons de l’importance que le président de la République, monsieur François Mitterrand, accorde lui-même au fait francophone mondial, car ces années-ci sont sans doute déterminantes, pour longtemps à venir. Il nous faut, maintenant, considérer les questions d’organisation, envisager les voies et les moyens d’une plus grande efficacité pour garantir un rapprochement plus constant et nécessairement plus avantageux.
La France, à cet égard, apportera bien sûr la contribution déterminante et nous ne pouvons que saluer à l’avance l’effort que ça exigera, en souhaitant sa plus grande réussite.
Je lève mon verre à cette réussite, qui sera celle de la France et de la francophonie tout entière; je lève mon verre au président Mitterrand, à vous monsieur le premier ministre, et à la pérennité des relations franco-québécoises.