Article de René Lévesque paru dans l’hebdomadaire montréalais Le Petit Journal, le 30 septembre 1951.
Un type que je n’oublierai jamais, c’est le sergent Maurice Juneau… Ou plutôt, pardon – ce n’est du tout la même chose – le sergent-major.
Drôle de pistolet que ce Montréalais de trente ans que ses camarades du «22» surnomment affectueusement «Pipeau» et que des centaines de réfugiés coréens considèrent comme leur Providence.
Froidement, comme il faisait naguère sa journée de travail à la météo de Dorval ou aux bureaux de l’assurance-chômage, il occupe l’un des postes les plus périlleux du bataillon.
La première fois que je l’ai rencontré, c’est à sept milles en avant des lignes alliées. Depuis vingt minutes, j’avais quitté le gros de l’unité, qui faisait du surplace, les pieds dans la boue, en attendant l’ordre d’avancer. Entre deux rizières inondées, je marchais sur les traces (du moins, c’est ce que je croyais dans ma candeur naïve) des «pionniers», c’est-à-dire des porteurs de pelles et des creuseurs de tranchées. Mais le sentier devenait sans cesse plus étroit. La montagne d’en face, plus haute et plus inquiétante. Et le silence, surtout, plus profond. Pas plus de pionniers que sur ma main. De moins en moins assuré, j’allais faire demi-tour quand tout à coup j’aperçus un curieux personnage.
Un homme seul, terriblement seul, comme on peut l’être en pays hostile, à la pluie battante, à l’entrée d’un défilé sinueux au bout duquel Dieu sait ce qu’on trouvera. Immobile, perdu dans son «poncho» verdâtre comme un fond d’une tente, il ne montrait qu’une paire de yeux vifs, un sourire narquois et, entre les deux, une superbe moustache de bandit sicilien. Et le canon luisant de la carabine, qui pointait en avant à travers les plis de l’imperméable. À ses pieds, la langue pendante, un chien policier était accroupi paisiblement dans une flaque.
– Vous allez encore loin de ce train-là? me dit-il d’un ton sarcastique.
Et très vite, honteusement, j’ai répondu :
– Je cherche les pionniers. Vous ne les auriez pas vus, par hasard?
Il me contemple avec pitié. Puis, s’adressant au chien :
– Dis donc, Pancho, t’aurais pas vu les pionniers, toi, pendant qu’on cherchait les Chinois?
L’homme et le chien se regardent longuement. J’ai l’impression très nette que l’animal aussi se paie ma tête.
– Il n’y a pas de pionniers ici. Pas de Chinois non plus, heureusement. C’est-à-dire qu’il y en a toujours quelques-uns, mais ils se cachent dans leurs trous et ils attendent la nuit.
– Et vous, alors, qu’est-ce que vous faites ici?
– Nous autres, me répond-il tranquillement, on est les scouts and snipers. Éclaireurs et francs-tireurs. On marche en avant. On déniche les Chinois. Vous les voyez pas, mais gars sont là de chaque côté, à gauche et à droite, en train de fouiller toute la place.
Les distractions de Pipeau
Pendant deux, trois, quatre jours, tant que durent les patrouilles, Maurice Juneau fait ce terrible métier. Et au retour, tandis que d’autres boivent pour oublier la Corée ou bien s’affalent et dorment comme des bûches, lui, de son pas égal et mesuré, se promène à travers le camp. Il complète les cadres de ses «Charités Kaki». Dans chaque compagnie, ma parole! Il donne… des conférences, pour expliquer le pourquoi et le comment de cette organisation secours qu’il a fondée. Car c’est un homme d’ordre et de logique de que le sergent-major Pipeau. Pas plus que les Chinois embusqués, l’indescriptible misère du peuple coréen le dépasse. Il regarde bien en face et se dit que si peu que ce soit, il y a quelque chose à faire pour la soulager. Il se rappelle très exactement à quelle heure et quel jour lui est venue cette idée. Dans son journal – un vieux cahier d’écolier à couverture noire – il la raconte. J’ai lu ces quelques lignes. Le sergent-major n’a pas fait de logues études. Il y a des fautes. Je les ai copiées telles quelles, sans avoir, je vous l’assure, la moindre envie de sourire…
«29 mai 1951 – Pluie
On est en ligne
Ces trois notes brèves au haut de la page. Et voici la suite :
«Il y a quelques secondes, je regardais une jeune Coréenne de 7 à 8 ans. Il pleut, elle est pieds nus, une longue robe qui lui descend presque à la cheville et rien sur la tête. Ses cheveux noirs de jais sont lissés par la pluie. Elle cherche de quoi manger et elle sourit peureusement pendant qu’elle se promène à travers les soldats et les camions… En la regardant, un remord violent m’a saisi. Je viens à peine de terminer deux barres de chocolat. Sans penser, j’avais faim et j’ai mangé. Là, je suis un misérable. J’aurais dû l’inviter à venir s’asseoir avec moi dans le camion, la couvrir de 3 ou quatre couvertures que j’ai et essayer de la réchauffer… Ce qui me frappe le plus, c’est l’égoïsme qu’il y a dans moi-même…»
Et, se trouvant égoïste, Maurice Juneau a décidé de se réformer! Depuis ce jours-là, comme il l’avoue en souriant, il passe ses heures libres à «tanner» tout le monde. Il se fait donner tous les surplus de rations, tout le chocolat et les gâteaux que les gars ne mangent pas, et chaque «morceau de linge» dont on n’a plus besoin. Sitôt qu’il y en a pour remplir un camion, il s’installe au volant et part pour l’hôpital civil d’Uijongbu. C’est une pitoyable cité de tentes, à quelques milles au nord de Séoul, où l’on reçoit les réfugiés. Ils arrivent là par milliers d’enfants hâves, qui ont perdu leurs parents, vieillards avec des plaies que ronge la gangrène, femmes qui mettront bientôt au monde un enfant, et qui se traînent depuis des jours en cherchant leur mari. Quelques médecins coréens et un groupe de volontaires, perdus dans ce flot de misère, essaient de multiplier à l’infini leurs minuscules stocks de vivres et de médicaments.
Quand je leur ai apporté ma première charge,, dit le sergent-major, le médecin qui m’a reçu avait les larmes aux yeux, C’était la première fois que quelqu’un dans l’armée s’occupait d’eux autres. Et puis moi, pour la première fois aussi, j’étais content d’être en Corée.
René Lévesque