Six heures moins vingt, la grosse cloche vient arracher Boulot à son sommeil de bienheureux. Quelle cruauté ! « Dire qu’on n’a ici que neuf heures de sommeil ! Chez nous, du moins, on peut dormir jusqu’au dîner, sinon plus tard ! » Tout en faisant ces tristes réflexions, Boulot se tord dans son lit : Qu’on y est bien ! Qu’il fait chaud ! Et il retombe sur son oreiller, referme les yeux, et se dispose à dormir.
Alors, le surveillant vient le faire sortir du lit. Grâce à des efforts surhumains, Boulot apparaît peu à peu hors des couvertures, et nous pouvons l’admirer à loisir.
Il porte bien son nom : c’est un gros bonhomme de quinze à seize ans, au visage rougeaud, à la taille épaisse; il est presque aussi large que long. Quant à ses yeux, qui, d’ordinaire, sont presque enfouis sous le débordement de graisse de ses joues, nous ne les verrons que quand il sera complètement éveillé, c’est-à-dire dans quelques heures d’ici.
Quand il s’agit de descendre à la chapelle, Boulot est à mettre sa chemise. Il ne se presse pas plus pour cela et descend tranquillement quand la prière du matin est commencée. A la fin de la messe, il descend à l’étude en traînant la patte.
Pour lui, cette étude est un second dortoir, il y dort aussi bien que dans son lit. Il sort un livre, l’ouvre sur son bureau, se descend la visière jusqu’au menton. Ainsi équipé, il sommeille paisiblement jusqu’à ce que la cloche vienne lui dire qu’il est temps de manger.
O, miracle ! A ce son argentin, il se réveille complètement ! Ses yeux, d’un bleu eau de vaisselle sont maintenant visibles et brillent à la pensée du déjeuner.
Ce n’est pas au réfectoire que l’on peut recueillir des traits sur un paresseux, si ce n’est qu’il se couche sur la table comme un animal vautré, il n’a rien de particulier et mange comme les autres, quelquefois même plus que les autres.
Mais en récréation, c’est autre chose, Boulot y montre encore son vilain défaut. Il sort le dernier du Séminaire et s’en va, à petits pas lents, s’appuyer aux barres de fer du préau. Il y reste trois quarts d’heure, une heure, les yeux fixés dans le vide, la bouche ouverte, dormant debout. Personne ne lui demande de jouer : il serait reçu par un grognement analogue à celui d’un fauve repu qui ne veut pas être dérangé.
La cloche, décidément la seule chose qui ait le pouvoir de réveiller notre dormeur, vient encore le déranger, en repos sur les barres de fer. Il s’étire péniblement, grommelant contre « l’airain » impitoyable, et il monte en classe.
Comme il a là la place du fond, qui offre l’avantage d’une chaise, il s’installe confortablement, et attend philosophiquement que le professeur lui demande sa leçon. Alors il se lève avec une dignité lente, s’éclaircie la voix, avale sa salive, et… ne dit mot : en effet, il a dormi toute l’étude, comment voulez-vous qu’il sache sa leçon ; du reste, il ne sait même pas, je parie, ce qu’il avait à apprendre. Alors, le professeur se fâche, Boulot bredouille et ne sait plus ce qu’il dit, il écope une mauvaise note et ce mois-ci encore, ses parents seront attristés par le mauvais résultat de leur indolente progéniture.
Ainsi se passe la journée de Boulot. A neuf heures, il monte au dortoir. Non, je me trompe, pas toujours à neuf heures : notre ami est expert à ressentir quelque malaise et à se faire ainsi accorder un repos.
C’est le soir, en se déshabillant, que notre héros manifeste le plus d’activité. Il se dévêt avec une brutalité qui amène bien le son de quelque bouton, mais bah ! Il se lave, oh ! bien peu, avec le coin de sa serviette, jette son linge pêle-mêle sur le bord de son lit, sinon sur le plancher, et, cinq minutes plus tard, que l’on passe près de son lit, on l’entendra ronfler avec le calme propre aux natures sereines!
Pauvre Boulot ! Que deviendra-t-il plus tard ! S’il finit son cours classique, ce qui est peu probable, il dormira encore trois ans, pendant son Université. Il sera reçu, grâce à un réveil subit aux examens. Puis il se rendormira pour ne se réveiller qu’à l’article de la mort… et encore ! Un autre qui va choisir la profession déjà surencombrée des nullités ! Pauvre, pauvre Boulot !…
René Lévesque.
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Article paru dans le journal L’Envol (Séminaire de Gaspé), le 21 novembre 1935.