Article de René Lévesque paru dans le quotidien montréalais Le Canada, vendredi le 6 septembre 1947, dans le cadre d’un reportage sur sa Gaspésie natale. Cinquième de cinq articles. (Voir les autres articles du reportage.)
— Embarquez-vous? L’hareng nous espèrera pas toute la nuitte… Pis faites attention de pas trop barauder la barge!
Nuit d’encre. L’eau soulevée par un vent « franc ouest », se brise sur la jetée par paquets furieux; on sent l’armature qui frémit avec de caverneuses protestations. La barge – une frêle coquille de vingt pieds – danse comme une petite folle en faisant craquer toutes ses jointures. L’on prendrait bien ses jambes à son cou, n’étaient le ton placide et l’air ennuyé des deux pêcheurs… Sous leur double écorce de grosse étoffe et de caoutchouc, ils luisent faiblement, tels de gauches poissons empêtrés dans les amarres et les filets gluants.
Un subit accès de toux, rageur, vous précipite dans l’embarcation. Le moteur, se réveillant au fond de la « cabane », s’éclaircit la voix quelques secondes, crache et grogne, hésite, puis tout à coup se met à popopotter avec entrain.
Le nez dans les vagues, nous longeons la rive. Au bout de cinq minutes, la lune émerge des nuages, disque plein qui roule paresseusement en laissant après soi une traînée de lumière pâle… La métaphore de l’écharpe jaune sur les fiefs se présente à l’esprit, souvenir confus de quelque lecture romantique. À l’étrave, l’Écume se détache comme une fumée blanche; des étincelles, qui semblent jaillir des profondeurs viennent un instant briller sur la raie glauque de la surface.
Dans un rayon de lune, le profil aquilin de l’homme à la barre se découpe, maigre et osseux avec des yeux d’un bleu froid et un grand corps rudement charpenté. C’est Maurice, le propriétaire de la barge. Mais il y a également… le moteur. Or, le moteur, il appartient à Donat, dont la silhouette nous apparaît, toute menue, accroupie à l’avant. Un petit homme aux traits mobiles, jamais rasé, bavard comme une pie et hâbleur comme un Marseillais.
— Un parleux pas ordinaire, le Donat! vous diront les gens. Et pris pas qu’avec les criatures!
Pourtant, au début de la trentaine, Donat n’est pas marié…
— Le mariage, c’est pas une invention pour moé, ça, fait-il d’un air narquois. Les femmes, c’est ben avenant, mais ça me fait peur!
Un bref sourire détend les lèvres minces de Maurice. Lui, à trente-quatre ans, il est père de cinq marmots et, comme il dit avec une candeur qui est bien un peu malicieuse :
— Y en aura p’t-être ben d’autres… Y faut ben prendre c’que le Bon Dieu nous envoye…
Tels quels, le célibataire et le père de famille, l’un fournissant le moteur et l’autre le bateau, le premier frétillant comme une truite et l’autre impavide comme une carpe, – les deux compères s’entendent à merveille. Sans jamais l’ombre d’une querelle, voilà plusieurs années déjà qu’ils pêchent de compagnie.
Après un quart-d’heure de marche échevelée, le moteur s’enroue un instant, et s’étouffe. Dans le silence brusquement rétabli, on perçoit les vagues qui galopent et s’en vont, avec une explosion sourde, se fracasser contre une invisible falaise.
Aussitôt, deux « rèts » – près de deux cents pieds chacun – sont lâchés, et se tendent contre le courant, soutenus par de gros flotteurs de bois. C’est la « drive » qui commence.
— La drive, nous explique Donat, c’est pour prendre l’hareng. Ça se fait toujours la nuitte, pour dire cœur de nuitte. Quand on a de l’hareng en masse, on boette nos crocs avec, pour prendre la morue…
C’est le travail préliminaire, – la pêche à l’appât. Une besogne terriblement monotone. Il faut attendre que le courant fasse dériver – « driver » – le bateau malgré la résistance des longs filets gonflés d’eau. La conversation des deux hommes est brève, ponctués d’interminables pauses qu’ils meublent doucement de commentaires inexprimés.
— J’ai ben peur, ronchonne Donat, que l’hareng soye pas ben ben nourri, avec une « gaie » pareille…
— On va toujours espérer un brin. On est pas pressés, surtout que l’courant hale pas fort fort à soir. Silence…
— Les mers sont pas mal grosses, murmure Donat en mesurant une vague du regard. Moé, depuis qu’j’ai versé dans le cyclone y a deux ans, à chaque fois qu’le temps est contraireux, j’ai le cœur qui me r’monte dans la bouche…
— C’est pas chrétien, un métier pareil, reprend Maurice. Si y a un p’tit moyen, je te passe un papier que mes garçons y s’ront pas des pêcheux. J’ai mon plus vieux, là, qui marche su’ses huit ans. C’est une permission du Bon Dieu, chaque fois qu’y est su’ l’eau, y a l’mal de mer. Une bonne fois, j’vas le rendre assez malade pour qu’y r’vienne pu jamais. Ça s’ra rien qu’une bonne chose.
Ainsi, une heure entière agonise lentement. La barge a dérivé d’un bon demi-mille. À grand’peine, en s’écorchant les doigts sur la corde ligne et coupante comme un fil d’acier, les hommes ramènent hâtivement leur rêts. Ça et là, trop rare, un petit hareng aux écailles miroitantes se détache d’une maille et, dans un dernier sursaut, se coule à fond de cale.
Donat suppute la maigre prise, en secouant la tête.
— Y va falloir y r’tourner encore c’te nuitte, dit-il, pis plus loin de la grève. Avec un rire de philosophe, il ajoute cette conclusion sentencieuse :
— C’est pas la mort d’un homme; y a plus d’jours que d’semaines!
… Deux fois cette nuit, ils vont donc mettre le cap au large, pour « driver ». Puis, à quatre heures du matin, les hameçons grassement boettés de hareng frais, ils iront pêcher la morue. Si elle mord bien et que la mer reste calme, ils seront là jusqu’à six heures demain soir.
Exténués, ils reviendront alors dans la baie. Tout le long du rivage, les maisonnettes jaunes, vertes, blanches, chatoient dans les feux du couchant comme des jouets neufs. Sur la colline la vieille église, d’une teinte gris-bleu délavée par les embruns, égrène l’Angélus au-dessus des toits. L’heure du repos? Pour les femmes et les enfants, bien sûr. Mais pas pour le pêcheur.
Par grandes fourchées, il lance sur le quai cinq, six, sept cents livres de morue; un amas visqueux de ventres flasques et de gros yeux bêtes. Sur l’étal en bois brut, il faut ouvrir chaque morue de trois coups de couteau, la vider d’un tour de main, déposer le foie dans une chaudière, enfin arracher la tête qu’on rejette à l’eau…
— Arrange tout ça, pis charger la charrette; on s’ra pas clair avant huit heures.
Après quoi, dans un seul cri d’essieux, la charrette suivra le chemin de « gravel » qui mène au syndicat. Dédaigneusement, elle passera devant le magasin jaune des Robin, souvenir des années pas si lointaines de misère noire et d’esclavage…
— Ah! Monsieur, s’exclame le père Hilaire Cotton d’une voix qui chevrote à travers sa barbe de 83 ans, la pêche d’aujourd’hui, s’est une farce! Dans l’temps, y avait pas d’moteurs; c’était la voile, pis ben souvent, rien qu’la rame. Et savez-vous, c’que les compagnies nous payaient? Une piastre et demie pour 324 livres… oui, monsieur, pour 324 livres!…
Heureusement, le Syndicat des pêcheurs est venu saper cet exécrable régime. Les pêcheurs syndiqués – à peu près tous – reçoivent maintenant de deux à trois « cents » la livre de morue. Les foies et les déchets sont aussitôt vendus aux Laboratoires Nadeau, de Montréal, dont les usines gaspésiennes fabriquent de l’huile et des farines de poisson. Quant aux filets, ils sont expédiés frais – dans le Québec et l’Ontario, séchés – aux États-Unis, au Brésil, en Grande-Bretagne et jusqu’aux Indes.
L’argent, jadis introuvable, circule généreusement par tout le village. Au restaurant, au magasin coopératif et au minuscule « 5-10-15 », les achats sont payés comptant. On remarque bon nombre d’autos et, pour l’hiver de « snow-mobiles »; la rue est un incessant capharnaüm de programmes radiophoniques…
Parmi les pêcheurs, certains sont mêmes devenus fermiers : sur une échelle modeste, juste assez d’ordinaire pour subvenir aux besoins de la famille. Et les chantiers semblent infailliblement l’hiatus de l’hiver.
— L’année dernière, nous dit monsieur Samuel en parlant de ses trois fils, y en a un qu’est parti six mois, l’autre cinq mois, pis l’autre quatre mois.
— Ils sont revenus?
— Ouais, ils sont revenus. Ah! Y r’viennent toujours… Vous savez, tant qu’y aura du poisson dans la mer, y aura des pêcheurs pour le prendre!
Maintenant, surtout que le métier fait vivre son homme.
* * *
… Ce village où vivent messieurs Donat et Cotton et Samuel, c’est Rivière-aux-Renards. Un village, typique, à l’extrême pointe de la Gaspésie. Il en est peut-être de plus riches; et certes de bien plus pauvres… Dans chacun, vous trouverez ces gens simples et accueillants, la mine éveillée et le sourire vite ironique… Bûcherons et draveurs – pendant six mois, fermiers et pêcheurs – nuit et jour – pendant six autres mois; des hommes durs et résistants…
— Ils ont besoin d’avoir la vie dure bougonne le jeune médecin frais émoulu de la Faculté. Quand on ne dort pour ainsi dire jamais, et que des enfants de trois ans sont nourris au thé noir comme de vieilles madames!…
Vieilles habitudes. Qui lâchent prises; lentement, comme toutes les habitudes… comme celle, aussi, de faire travailler les bambins dès neuf ou dix ans, on les condamnent à l’analphabétisme quasi-complet… Dures côtes qui sont encore à gravir. Mais déjà, si l’on se retourne, combien de montées – les premières toujours les plus essoufflantes – que l’on a conquises!
Gaspésie : pays du passé, pays d’avenir… Le plus vieux; et le plus neuf, et sans doute le plus beau pays du Canada!