Chronique de René Lévesque parue dans La Revue moderne en février 1960 dans le cadre d’une série intitulée «La terre est ronde».
L’an dernier, Fidel et sa barbe, c’était pour notre monde blasé la réincarnation du héros antique ou mythologique, Achille ou Alexandre. Jeune, pur, comme un glaive impitoyable et sans tache.
D’entreprenants Américains faisaient de rapides petites fortunes en lançant les poupées Fidel, et les jeux d’uniformes vert-olive avec casquettes et barbes postiches. Sa binette prestigieuse s’étalait jour après jour à la TV, à la « une » des journaux – et grâce à elle, d’innombrables dames et jeunes filles se découvraient brusquement un intérêt immodéré pour la chose internationale!
Un jeune héros sans caisse électorale à la tête d’un État moderne, il faut dire aussi que ça ne court pas les rues. Surtout dans notre confortable Amérique qui jouit (quand elle n’en souffre pas) d’hyperstabilité, ce sont d’ordinaire des personnages un tantinet plus grandeur nature qu’on voit aux postes de commandement. On les suit, ou du moins on tâche de ne pas trop les précéder… assez souvent on les respecte, parfois même on les admire, de cette admiration qu’on accorde à tout homme qui « a réussi » : aux élections comme dans le commerce de l’auto, le feuilleton hebdomadaire ou la soupe en boîte. La politique, c’est un business comme les autres, qu’on soupçonne simplement d’être plus terre à terre et corrupteur que tous les autres. Les braves gens disent volontiers que les affaires publiques, il ne faut pas trop s’en approcher, car c’est bien sale, ça ne sent jamais très bon.
Fidel, c’était l’idéalisme qui nous manque. La corde en nous qu’aucun leader provincial, national ou même occidental n’a plus jamais su faire vibrer depuis les alentours de 1940, depuis Churchill, de Gaulle, Roosevelt. On a tellement perdu l’habitude qu’on se méfie instinctivement de quiconque prétend nous la pincer. Mais au fond, ça nous manque.
Fidel Castro. Sonore, homérique, exotique. Quelque part – pas très loin de chez nous, juste assez – le désintéressement, ô miracle! devenait payant, un Hercule juvénile nettoyait des écuries d’Augias. Je me souviens d’un ou deux coups de téléphone, de quelques lettres :
– Vous êtes journaliste, parlez donc de Castro. Dites-le donc, si vous osez, que c’est un tel homme qu’il nous faudrait nous aussi, pour balayer tout ça!
Au printemps, la Chambre de Commerce des Jeunes l’accueillait à Montréal. Ruée à l’aéroport. Au « Reine Elizabeth » écrasement bien plus spontané que pour Elizabeth elle-même, du moins chez les Canadiens français. Qu’il était beau, qu’il avait l’air bon, le terrible Fidel! Oh! ces yeux bruns! Vous vous rappelez, madame, à qui l’on apprenait qu’il était divorcé? Vous si admirablement bien-pensante, pour une fois vous n’étiez pas du tout scandalisée… Fidel can do no wrong.
Dans le Devoir, même la rude LaRabastalière caressait gentiment cette barbe de 32 ans:
– À cet âge on est bon pour faire la guerre pour les autres, mais trop jeune pour faire la révolution pour soi. Avec une barbe, on gagne en stature, on a l’apparence d’un homme sérieux.
Mais comment prendre au sérieux, le vrai désabusé de notre temps, un barbudo qui prétend jouer au Père Noël national? Quand il explique par exemple le but de sa visite à Montréal, où l’on recueille des jouets pour les enfants cubains :
– Nous allons, dit-il, bombarder nos villages de campagne avec ces jouets. Dans la province d’Oriente surtout, la guerre civile a été longue et dure. Les enfants y ont vécu pendant des années dans la terreur des avions de Batista. Aujourd’hui, ils ont peur dès qu’ils entendent vrombir même les appareils commerciaux. Nous avons déjà commencé à faire des parachutages de jouets au-dessus de ces coins les plus éprouvés, et ça contribue à « exorciser » l’avion dans l’esprit des petits.
C’est à sa conférence de presse. Cigare au bec, cigare à la main ponctuant en arabesques incendiaires de longues phrases touffues et parfois incompréhensibles, il parle de la misère de son île :
– Cuba est un pays riche avec un peuple terriblement pauvre. Un de ces pays qu’on appelle sous-développés. Notre économie est coloniale, nos gens sont exploités, pressurés. Environ 700 000 d’entre eux, plus d’un dixième de la population, sont en chômage permanent. La majorité de nos paysans sont de purs prolétaires agricoles. Ils sont en servage héréditaire sur les grandes plantations, ou bien ils travaillent quelques semaines seulement par année à la récolte de canne à sucre. Ils ne savent pas ce que c’est que de posséder son propre lopin de terre. C’est pourquoi la première, la plus importante mesure que je tiens à réaliser, c’est la réforme agraire.
La réforme agraire : sa fameuse redistribution des terres! Aux rares journalistes qui l’ont visité aux heures obscures, dans son inexpugnable repaire au cœur de la Sierra Maestria, il la décrivait déjà dans ce même anglais laborieux, embarrassé, auquel un accent de brûlante conviction donne pourtant une singulière éloquence. Car il est sincère, aucun doute possible sur ce point. On a l’impression qu’il se livre complètement, presque trop, avec une candeur désarmante. Même à propos du communisme, dont son régime est suspect depuis le début, selon une foule d’experts.
– C’est faux. Nous ne sommes pas communistes. Nous n’avons avec les communistes aucun « arrangement », ni au grand jour ni en coulisse. Mais devons-nous par ailleurs les tuer ou les persécuter à cause de leurs idées? Moi je crois qu’ils ont le droit de vivre comme tout le monde.
Comico-dramatique, il pointe le canon brun de son cigare sur la caméra de TV :
– Prenez cet appareil. Il a un gros œil rouge qui s’allume. Est-il communiste pour si peu? C’est idiot, n’est-ce pas? Mais ce n’est pas plus absurde que de nous traiter de suppôts de Moscou parce que nous refusons de pourchasser les communistes. En fait, nous ne sommes ni communistes ni capitalistes, nous voulons être tout bonnement des « humanistes ».
Qu’est-ce que ça signifie? Au lieu de s’attarder à en faire un système, Fidel se contente d’une formule :
– L’humaniste, ça veut dire que pour nous il n’y a pas de liberté possible sans pain, et pas de pain mangeable sans liberté.
Ça se défend. Très bien même. Comme toutes les formules, c’est à l’usage que la sienne fera ses preuves. Mais comment réconcilier cet amour de la liberté avec les quelques 550 adversaires que ses cours martiales ont envoyés au peloton d’exécution depuis la fuite de Batista?
– Si vous étiez Cubains, vous comprendriez tout de suite qu’il fallait une telle justice, expéditive et sans faiblesse. Chacun des fusillés a eu son procès, où les preuves de culpabilité étaient à tout coup écrasantes. Songez qu’au cours des dernières années, la police et toutes les âmes damnées de la dictature ont fait disparaître plus de 20 000 de nos concitoyens. Arrêtés à propos de tout et de rien, le plus souvent torturés, puis battus comme des chiens. Si nous n’avions pas sévi avec la dernière rigueur, imaginez les règlements de comptes! Les familles de toutes ces victimes traquant les coupables jour et nuit, se faisant justice à elles-mêmes…
Bon. Il ne reste plus qu’à s’inquiéter vertueusement de la démocratie, des élections libres qu’il a promises.
– Oui, bien sûr, mais plus tard. Si nous tenions des élections en ce moment, ce serait justement nous moquer de la démocratie. Voyez-vous, notre révolution n’est pas simplement un autre de ces coups d’État, de ces pronunciamentos de gangsters privilégiés, qui ont conféré à l’Amérique latine son malheureux climat d’opérette. Nous, c’est une révolution populaire que nous avons faite, que nous poursuivrons jusqu’au bout. Pour une fois, ce n’est pas l’armée qui a changé le régime, mais le peuple qui a débarqué l’armée. Nous n’étions qu’une poignée au début, quand notre misérable petit bateau nous a ramenés d’exil. Quelques mois avant la victoire, nous n’étions guère plus de 1500. Face à 40 000 soldats aguerris, équipée de mitrailleuses, de mortiers, d’avions. Mais le peuple, toute la grande masse opprimée du peuple cubain n’attendait que le signal pour se dresser à nos côtés. Cette masse, elle est toujours avec nous, d’un seul bloc. Des élections tout de suite, ce serait un plébiscite à 90 ou 95 pour cent! Il faut attendre que la révolution ait accompli ses réformes essentielles. Alors, la critique pourra s’élaborer logiquement à partir de notre action, et des partis politiques se reconstituer de façon normale, pour offrir des programmes, de véritables options.
Il a parlé ainsi pendant une heure, une heure et demie. Intarissable, il a fallu qu’on l’entraîne à la fin, car il acceptait encore de discuter Montesquieu et ses idées sur la politique et le tempérament des peuples : les pays du nord nourrissant sans peine des régimes modérés, la chaleur des tropiques favorisant plutôt l’absolutisme…
Castro est évidemment un « naturel », comme disent les Américains, le type même du leader populaire. Il aime la foule, s’y baigne et s’accorde instinctivement avec elle; bien ou mal, il en joue comme d’un instrument chéri. Serrant des mains, posant pour les photographes, répondant aux questions, se perdant dans la cohue, on le voit recharger voluptueusement ses batteries nerveuses.
Fidel? Ah! la barbe!
Tel il était pendant quelques heures à Montréal, le printemps dernier. Tel il demeure chez lui, mais sur une échelle et à un rythme stupéfiants. Là-bas, les foules sont innombrables, milliers de paisanos sortant des plantations, descendant de la montagne. La machette à la main, ils font trembler La Havane du fracas de leurs acclamations quand Fidel surgit brusquement en hélicoptère, la chemise olivâtre ouverte sur le cou musculeux, le fusil en bandoulière, et qu’il leur crie de sa voix rauque la nécessité de faire table rase de l’ancien régime et des vieux privilèges pour réaliser les promesses de la révolution.
À défaut de foule en chair et en os, à tout bout de champ il fait irruption dans les studios de TV. Le matin, le soir, jusqu’au milieu de la nuit, interminablement il rejoint son public. Installé sur le petit écran, il y raconte ses faits et gestes, se justifie, mange, mène le procès de l’opposition, convoque des témoins, prend dans un nuage de fumée des décisions sensationnelles. On dit couramment qu’il gouverne par la télévision.
Et pour l’instant, il tient toujours la grande masse dans sa main. Mais de plus en plus, l’opposition existe et réagit. Formée d’abord de « Batistains » totalement déconsidérés, elle compte maintenant des gens respectables en nombre croissant. C’est encore une minorité, recrutant surtout, avec leurs hommes de paille, de grandes familles menacées de perdre leur hégémonie séculaire.
Mais il y a aussi des orthodoxes de la classe moyenne, des modérés à qui les débordements passionnels de la révolution et de son leader inspirent une frousse grandissante. Où allons-nous? se demandent-ils avec une évidente sensation de vertige.
Car Fidel mène son île à une allure infernale. À commencer par lui-même, personne n’a le temps de souffler. Comme les obstacles refusent de s’évanouir par enchantement, le régime se durcit à vue d’œil. Et ses canons les plus furieux, il les braque sur les deux principales pierres d’achoppement : les seigneurs du terroir et les gros intérêts étrangers, c’est-à-dire neuf fois sur dix américains.
Ce qui nous ramène à la réforme agraire. Sans délai et sans ménagement, Fidel s’est mis à effectuer tambour battant ce bouleversement social et économique dont il a fait l’œuvre-clef de sa révolution. C’est une loi qui limite les exploitations agricoles à une superficie maximum de 999 acres, et les ranchs d’élevage à 3 333 acres. Tout surplus est exproprié et distribué aux paysans sans terre à raison d’un minimum de 67 acres par famille. Les dépossédés doivent accepter en retour des obligations remboursables en vingt ans et portant 4½% d’intérêt annuel. Ce qui n’est pas si mal.
Mais les propriétaires de grands domaines, Cubains et compagnies sucrières ou fruitières américaines, hurlent quand même au scandale – à cause de l’évaluation. Celle-ci, en effet, est fixée au chiffre souvent microscopique inscrit sur les rôles au temps de Batista.
– Dans un pays où la misère est générale, répond ironiquement Castro à ceux qui se lamentent, c’est la valeur sur laquelle vous avez payé vos taxes pendant des années. C’est donc la seule évaluation qu’en toute justice pour notre peuple nous puissions accepter aujourd’hui!
Inutile d’ajouter que, dans le populo, ça garde tous les rieurs de son côté. Mais chez les opposants, ça fait rebondir les accusations de communisme, qui se répercutent avec une insistance sans cesse accrue dans les dépêches d’agence et les articles à sensation aux États-Unis.
Et à mesure que le climat américain se gâte davantage, Fidel et son état-major deviennent plus ouvertement anti-américains. Et c’est inévitable, les hommes d’extrême-gauche en profitent, tâchent d’accélérer encore ce courant périlleux, d’en faire le cachet essentiel du nouveau Cuba. Deux hommes surtout seraient à la pointe de cet anti-américanisme virulent, dont les souvenirs souvent amers d’un colonialisme à peine déguisé expliquent le succès facile. Ce sont le docteur Ernesto Guevara, soldat de fortune argentin placé récemment à la direction de la Banque d’État, et Raul Castro, frère cadet de Fidel, aujourd’hui ministre des forces armées.
Un beau cercle vicieux. Plus les Américains sont anticastristes, et plus Cuba devient anti-américain, et plus Cuba devient… etc. etc…. Bien sûr, c’est le petit pot de fer, et si ça devait continuer, Fidel serait fracassé avant longtemps. Mais la révolution cubaine ne s’arrêterait pas pour autant. Il s’agit, là-dessus tous les observateurs qualifiés semblent d’accord, d’un phénomène irréversible, d’une vraie lame de fond.
Phénomène contagieux aussi. Des Antilles à la Terre de Feu, des millions d’yeux suivent pas à pas les efforts surhumains de Castro pour émanciper son pays de toute tutelle et accomplir sa fameuse promotion paysanne. Des efforts souvent échevelés, entachés d’amateurisme, d’un caractère de plus en plus agressif et parfois brutal. Mais l’on voit en même temps que lui et son entourage se tuent à la tâche. On note que jamais Cuba n’a connu dirigeants aussi incorruptibles, dont l’honnêteté scrupuleuse confine à la manie. Dans le contient du sud (et peut-être pas uniquement là…) ce sont des qualités proprement révolutionnaires. La jeunesse surtout est formidablement séduite, et l’agressivité même n’est pas pour lui déplaire.
Comme disait l’autre mois le redoutable frérot imberbe du « Leader Maximum », Raul :
– Nous sommes un petit pays, mais c’est une grosse révolution que nous sommes en train de faire!
Eleanor, vieil (et bel) ange de la paix
Le temps peut-il quelque chose pour une vieille femme laide? Une femme vraiment dépourvue de grâce physique au point que masseur, couturier, coiffeur et chirurgien avouent leur impuissance? La réponse, comme chacun sait, c’est oui. Je le savais aussi, mais c’est une rencontre avec madame Roosevelt qui m’en a fourni la preuve irréfutable dont j’aie souvenir.
– J’ai eu 75 ans cette année, racontait-elle en souriant. Ça ne me paraît pas si remarquable que ça, et pourtant une foule de gens ont tenu à me faire des fêtes, des cadeaux, à m’envoyer des souhaits. Je n’en reviens pas encore!
– C’est qu’on vous aime beaucoup, tout simplement. Elle rit mais ne proteste pas, car elle sait bien que c’est vrai. On l’aime, on l’estime, on l’admire aujourd’hui autant que naguère on la moquait volontiers. Je regarde cette solide vieille dame, très droite sur sa chaise dans une salle de conférence où elle nous reçoit parce que son bureau est trop petit.
Elle n’a pas tellement changé depuis ces années 30 et 40, alors qu’elle était la remuante compagne de FDR, l’un des quelques authentiques immortels qu’ait hébergés la Maison Blanche. Elle a toujours les yeux ronds, un peu exorbités, et cette mâchoire chevaline dont les caricaturistes faisaient impitoyablement leurs beaux dimanches. Le grand corps osseux s’est alourdi, comme tassé sur lui-même. Elle s’habille encore avec sa légendaire indifférence pour la mode : la robe de laine grise tombe et plisse à la diable, confortablement informe.
Sans le regard et le sourire d’une lumineuse sérénité, tous ces éléments médiocres ne seraient – comme la nature sans le soleil de Chantecler – que ce qu’ils sont. Mais un éclairage de l’intérieur les transforme miraculeusement. Il adoucit les angles, remodèle les traits, allège la charpente massive. L’ensemble ainsi transfiguré donne un personnage d’une beauté insaisissable, qui est comme une sorte de fluide où fondent et se dissolvent les détails disgracieux.
Sérénité lumineuse, et vitalité aussi. Elle est entrée quelques minutes avant l’heure de l’interview. D’un pas élastique et presque bondissant, qui laisse deviner une surabondance d’énergie. Elle a dit bonjour à tout le monde, s’est assise comme une jeune d’un seul mouvement sans bavure, et s’est amusée des efforts désespérés du caméraman pour convaincre ses projecteurs de rester allumés. Dix longues minutes s’égrènent dans la fébrilité et les jurons respectueusement ravalés. Elle ne s’impatiente pas, mais passe d’un coup, sans hésitation, de l’attente paisible à la décision irrévocable.
– Je remonte au bureau, dit-elle en se levant de ce même déclic alerte et quasi-juvénile. Quand ça marchera, téléphonez-moi.
Au coup de fil, elle est revenue en une minute, et nous a fait comprendre aussi vite à quel point toutes ses journées sont encore remplies à craquer.
– Lundi? Attendez… Ah! oui, lundi, j’étais à Boston pour parler aux étudiants. Et puis mardi, au Michigan, chez les ouvriers. J’ai vu aussi le gouverneur et quelques amis. Mercredi, à Baltimore. Jeudi… jeudi?… Ah! mais bien sûr, se souvient-elle avec son sourire un peu hennissant, jeudi, j’étais de passage ici, à mon bureau de l’Association des Nations-Unies.
Cette Association nationale, c’est sa mission, un véritable apostolat qu’elle exerce à travers tout le pays. Il s’agit de tirer les Américains des dernières ornières de l’isolationnisme traditionnel, de leur « vendre » à 100% leur rôle international et les immenses responsabilités qui l’accompagnent.
Mais la flamme chez Eleanor Roosevelt n’a plus rien d’intransigeant. C’est bien tranquillement, avec le sourire, qu’elle s’acharne à conquérir les irréductibles.
– Ils sont d’ailleurs de moins en moins nombreux. Victimes de préjugés qui collent surtout à de vieilles organisations paralytiques. Par exemple – et le sourire se permet un soupçon de malice – les dames qui se disent Filles de la Révolution…
Elle s’exprime en français d’une façon impeccable qui appelle une question.
– Oh! vous savez, je parlais mieux autrefois. J’ai même appris le français avant l’anglais. Avec mes gouvernantes.
Fille d’aristos, épouse d’un grand président, elle a connu et fréquente encore de pair à égal tous les hommes considérables du siècle. Elle porte sur eux et leurs actes des jugements dont l’expérience tempère charitablement la lucidité.
Ainsi, puisqu’elle s’intéresse de près aux choses françaises, qu’aperçoit-elle après de Gaulle? N’y a-t-il pas un vide angoissant en perspective?
– Oui, le général a tout avalé la vie politique, littéralement. Mais pour l’instant, ne redonne-t-il pas la stabilité, une continuité dont le pays était trop privé? Après, sans doute il y aura des problèmes. Mais il y a toujours des problèmes, rien n’est jamais réglé éternellement. C’est pourquoi il ne faut pas trop s’en faire à l’avance. D’autant plus qu’on en oublie parfois de profiter du présent!
Elle a eu des entretiens avec M. Kroutchef.
– Remarquable individu. Qu’il ne faut surtout pas sous-estimer. Et pour le désarmement, je le croirais sincère. C’est dans l’intérêt évident de la Russie, et par conséquent son propre intérêt également.
– Madame Roosevelt, quel est à votre avis le principal problème de l’heure pour les États-Unis?
– La paix, répond-elle instantanément.
– Et pour l’ensemble du genre humain?
– La paix, répète-t-elle aussitôt.
Et elle retourne à son modeste bureau. Saluée par tout le personnel avec une affectueuse familiarité, comme une grand’maman très à la page et qui ne saurait pas du tout qu’elle est célèbre. Elle va travailler pour les Nations-Unies. Entreprendre un nouveau chapitre de son prochain livre. Rédiger sa « colonne » mensuelle pour un grand magazine. Ou son article quotidien qui paraît dans une foule de journaux.
Ce soir, elle part pour Philadelphie, Chicago ou autres lieux. Demain, elle assiste à un banquet spectaculaire, où les aspirants démocrates à la présidence oublieront leurs rivalités pour lui rendre hommage à l’unisson. Et elle, toute jeune de ses 75 ans, leur répondra en leur disant avec gentillesse, le rire pointu et les yeux pétillants, deux ou trois de leurs quatre vérités.
René Lévesque