Chronique de René Lévesque parue dans La Revue moderne en décembre 1959 dans le cadre d’une série intitulée «La terre est ronde».
La France et l’Angleterre. Nos deux vieilles mamans.
Mais quand même pas si vieilles, puisqu’elles ont encore la force de s’offrir des crises, des rétablissements, des transformations rapides, et non seulement de passer au travers mais d’en sortir rajeunies. Il n’est rien de plus trompeur que l’âge des nations. On l’évalue d’ordinaire au nombre des années, comme pour l’individu. Nos mères-patries, pensera-t-on, existaient déjà depuis des siècles quand elles nous ont mis au monde, nous et les Américains. Donc, ce sont de vénérables dames chargées d’Histoire (comme on dirait : de rhumatismes…), du Nouveau Monde… L’avenir étant à nous, ça rend certains complexes plus faciles à endurer dans le présent!
Or les peuples sont plutôt comme les chats. Ils ont plusieurs vies dans leur sac. Un jour, sans doute, ils peuvent mourir tout à fait, exterminés, noyés ou irrémédiablement usés. Il n’est rien toutefois qui les empêche, en attendant de passer l’arme à gauche, de vivre autant de grands siècles et de décadences et de renaissances qu’en permet l’état de leurs artères. Car les artères nationales ont cette propriété que, hélas, ne possèdent pas celles de leurs citoyens, de survivre à la sclérose et de retrouver chaque fois une miraculeuse élasticité. Pour les sociétés, la fontaine de Jouvence n’est pas un mythe.
Ainsi peut-on dire qu’aujourd’hui les deux peuples chronologiquement les plus vieux sont en même temps parmi les plus jeunes du monde. La Chine et l’Égypte ont l’une et l’autre quelque chose comme 5,000 ans d’existence, qui ont vu d’incomparables apogées suivis d’insondables abaissements. Et l’une et l’autre viennent de sortir d’une espèce de quasi-néant avec toute la fougue et le nationalisme agressif de jeunes pays très pressés.
Nous autres, dans cet univers en gestation perpétuelle, tenons-nous vraiment ce rôle flatteur que nous nous sommes distribué, de fils encore imberbes et déjà si sages d’une vieille Europe arthritique et butée? Avec notre merveilleux confort des fesses et de tout le reste, y compris le confort illimité des idées toutes faites, notre certitude tranquille que frigidaire égale civilisation et Cadillac suprême valeur de tous les temps, ne ferions-nous pas plutôt figure de petits vieux? Sénilité précoce, fruit un peu mou d’une carrière trop facile et d’une atrophie inquiétante de certains muscles collectifs.
Mais notre tour viendra. Quelque bon matin, nous nous ferons brasser sans pitié par la vie, le siècle, la crise, le malheur, peu importe. Il faudra bien se dégourdir, suivre un régime pour éliminer les couches de graisse inutile et reconquérir vraiment cette jeunesse dont nous n’avons plus guère en ce moment que les défauts.
Nous passerons nous aussi par cette cure forcée que subissent depuis quelques années la France et la Grande-Bretagne. Naguère encore languissantes personnes, alourdies chacune d’un empire, essoufflées par le prestigieux « fardeau de l’homme blanc », les voici qui redécouvrent peu à peu l’ivresse des courses où l’on n’est plus qu’un partant comme les autres…
Ralph le correct et la terrible Betty
Londres 1944.
Dans cette baraque croulante, à deux pas de Hyde Park, où nous jouissions modérément de permissions entrecoupées de bombes volantes, Ralph était un lien vivant avec la vieille Angleterre qui s’en allait.
Atone, d’une sérénité funèbre dans son complet noir élimé, toujours rasé de frais, le sourire fixe et servile, Ralph ou le parfait man-servant.
– Ma famille a toujours été en service, disait-il avec un drôle de snobisme inverti. Et dans les meilleures maisons du West-End. Moi-même, je servais chez… (lord ou l’honorable je-ne-sais-plus-qui) avant ce dérangement…
Ce dérangement de la guerre l’avait réduit à servir d’obscurs individus en uniforme. Déchéance passagère. Il la souffrait avec une humble suffisance, sûr de rentrer ensuite dans la quiétude séculaire des beaux meubles d’autrui. Et comme on peut, à partir d’un tibia exhumé au hasard des fouilles, reconstituer sur papier un monstre préhistorique, on pouvait imaginer à partir de Ralph toute une tradition agonisante dont il était l’un des chefs-d’œuvre les plus insignifiants.
L’Angleterre maîtresse des mers et reine de la Révolution industrielle. Victoria impératrice, l’embonpoint insidieux. La fraîche arrogance du conquérant promue à la longue supériorité congénitale. L’évolution freinée par le boulet doré de l’Empire, le pourrissement de l’entre-deux-guerres, l’abjection de Chamberlain à Munich.
Dans Ralph, il y avait les Cecil et les Cavendish, faisant du gouvernement ou de la manipulation de la moitié du monde une entreprise de famille. Il y avait le sous-lieutenant Winston Churchill, descendant de Malbrouck, qui s’en va-t-aux Indes en « sahib » héréditaire, groom devant et boy derrière. Il y avait la cravate magique des public-schools qui sont très très privées, la morgue du gentleman de club derrière laquelle il n’y a rien du tout, et la bêtise incommensurable des colonels Blimps… Et Ralph lui-même, qui les « servait » si bien.
Ralph, qui n’avait dans la vie qu’une bête noire : Betty, celle qui ne connaît pas sa place. Trapue, rouge comme une tranche de roast-beef d’avant le rationnement, la cigarette informe rivée au coin du bec, Betty était notre femme à tout faire. Elle possédait un mari quelque part dans un des « overseas » afro-asiatiques, mais elle ne songeait même pas à s’ennuyer, tout occupée qu’elle était à obtenir la reconnaissance de sa dignité chatouilleuse de femme émancipée, de citoyenne à part entière. Un coup de balai, un nuage de fumée, un juron sonore, un petit rire vainqueur devant la grimace horrifiée de Ralph.
– Mes deux enfants sont à la campagne chez des gens de la haute, et c’est bien le moins, tous ces feignants, qu’ils se tassent un peu pour la famille d’un homme qui les défend au bout du monde et d’une femme qui n’a pas bronché sous le blitz!
Elle vivait et rouspétait au jour le jour. Attendant l’après-guerre d’un pied aussi ferme que les V-1 d’Hitler.
– On verra bien. En tout cas, ç’a besoin d’être mieux qu’autrefois. Les files d’attente, les gros messieurs qui viennent vous dire de patienter, moi j’en ai soupé.
Et dans l’indomptable Betty, il y avait le renouveau. Les pilotes de ’40 à dix contre un, et l’autre Churchill, le vieux dogue, grondant qu’il se battrait sur les plages avec ses griffes. Il y avait surtout la multitude des sans grades qui tenaient le coup en battle-dress et en salopettes, mais qui en avaient soupé des gloires d’avant-hier et des promesses pour après-demain.
Mac : la victoire de Betty
Londres, octobre 1959.
Un gentleman triomphe pourtant aux élections. Tout juste assez de passé pour faire un gentleman (c’est le grand-père qui a fondé Macmillan & sons, éditeurs), mais marié avec la fille du neuvième duc de Devonshire, ce qui équivaut au moins à trois générations de plus! Moustache en broussaille et dents de cheval, précieux accent aristocratique, veste à carreaux et pantalon soigneusement fripé : Macmillan, c’est la caricature scientifique du « squire » campagnard. Un personnage d’époque pour la TV, dans le genre du Mercier de Grignon, mais en plus vivant et efficace. Mister MacWonder…
Il a vécu longtemps dans l’ombre de Churchill. Puis dans celle d’Anthony Eden jusqu’à la mésaventure idiote de Suez en ’56. En tâchant de reprendre contre Nasser la politique des canonnières du siècle dernier, le pauvre sir Anthony misait sur l’Angleterre de Ralph. Mais elle avait vécu. Maintenant, lui aussi il a vécu. Il écrit ses Mémoires.
Après la débandade, c’est Macmillan qui a recollé les morceaux. En marchant à fond, tout gentleman et gendre du neuvième duc qu’il est, avec l’Angleterre nouvelle, celle que Betty a fait surgir en ’45. Au lendemain de la victoire, elle a voté pour le Labour Party. Ça n’a pas traîné. Son mari a pu quitter enfin – et à jamais – l’Inde ou le Pakistan ou la Birmanie ou la Palestine ou l’Égypte. Et en même temps, au lieu de s’en trouver appauvrie, Betty a eu son assurance-santé, un logement convenable et quelques shillings de plus par semaine.
Depuis, elle a toléré le retour au pouvoir des gens de la haute, pourvu qu’ils continuent de faire sa politique à elle. Au fond, elle est d’ailleurs assez flattée de les voir à ses pieds, prenant son avis, respectant et consolidant ses gains.
Cet automne, elle a donc voté pour Mac. Comme son garçon, qui trouve que ça fait bien d’être conservateur, ça prouve qu’on n’est plus des prolétaires. On mange, on s’habille, on se loge mieux qu’autrefois; on est tous de la middle-class désormais.
Les élus, il suffit de les tenir à l’œil. Quand Mac est allé à Moscou pour « briser la glace », l’hiver dernier, c’était parce que Betty et les siens lui avaient signifié catégoriquement qu’ils ne voulaient plus entendre parler d’un autre conflit. Si l’Afrique Noire (Ghana, Nigéria, bientôt Kenya) quitte à son tour le vieux manoir impérial, c’est que Betty ne s’est jamais mieux portée que depuis qu’on y est moins nombreux et qu’on trouve le temps de s’occuper d’abord de ses affaires.
C’est elle aussi qui a fait nommer un ministre de la recherche scientifique. Ça, c’est du solide. Et un jour, ses petits-enfants qui viennent d’entrer à l’école iront à l’université…
À la porte du 10 Downing Street, Ralph, un peu plus cireux que jadis et toujours infiniment stylé, retire son pardessus à M. Macmillan. Il regarde le patron d’un œil plein de reproches inexprimés. Avec tout ce monde qui n’est plus du tout à sa place, on s’en va droit à l’anarchie.
Dehors, un petit rire moqueur. C’est Betty, qui ne porte pas ses 55 ans, sauf qu’elle se prive de jurons et de tabac en public : maintenant qu’on est tous des gens bien, n’est-ce pas? À Trafalgar, elle prend le métro de banlieue. Elle va admirer le nouveau château qu’on vient d’ouvrir au grand public afin d’acquitter les droits de succession. C’est le jeune marquis lui-même qui fait le guide, et s’il est gentil peut-être bien que Betty lui donnera un pourboire!
La petitesse
Paris, septembre 1958.
Sur les murs, les panneaux, partout, des OUI. Toutes sortes de OUI. D’énormes OUI enthousiastes, des OUI moyens un peu hésitants et de petits OUI pas fiers mais résignés. Quatre fois plus de OUI que de NON.
C’est OUI à de Gaulle, l’homme providentiel, et à sa Constitution dont on se fiche éperdument, mais puisqu’il y tient… Qu’il soit premier ministre, président, qu’il se débrouille! Le 13 mai, on a un peu perdu la tête, tous, quand des Méridionaux excitables et des parachutistes qui en ont marre de sauter pour mieux reculer (Indochine, Suez) ont fait à Alger leur coup d’État séparatiste. Un coup de soleil plutôt : ils s’imaginaient qu’on allait abandonner l’Algérie! Comme si le bled ce n’était pas toujours la France, départements, communes, vignobles, une et indivisible, liberté, égalité… Évidemment, il y a les bicots, les bougnoules, le burnous qu’on a fait suer… fraternité? Bien sûr, c’est un problème. Un jour, on y verra. Peut-être même, à bien y penser, qu’il faudra partir de là aussi, partir un peu, tout en restant. Surtout, faut pas le dire. Pas tout de suite. Les colonels et les colons ont fait sauter la Quatrième et ses politiciens interchangeables. Bon débarras. Maintenant, que le grand Charles s’arrange pour régler la guerre, tranquillement, sans trop se presser. Tant que les paras restent à Alger et les politiciens dans l’impuissance, de quoi on se plaindrait?…
… Au Quai d’Orsay, au même instant, un journaliste fait antichambre. Un modeste reporter montréalais qui commence à trouver le temps long. Il y a plus d’une heure qu’il contemple les portraits d’ancêtres diplomatiques, et quelques jours qu’il va d’une antichambre à l’autre.
D’abord l’antichambre d’un monsieur à l’Information. Qui a conduit à l’antichambre d’une dame à la Radio-Télévision. Qui a dirigé vers l’antichambre d’un monsieur à la Préfecture de Police. Qui a mené à cette antichambre du Quai d’Orsay. Qui a reconduit à l’Information, puis à la Radio. Et nous voici de retour dans le grand bâtiment jaune moutarde, où les sentinelles à mitraillette rappellent que Paris a peur des terroristes.
– Ainsi, vous voulez aller en Algérie. Voyons, où ai-je mis ce dossier?
Un appariteur au pas feutré, tout clinquant et breloquant, a fini par ouvrir une porte qui n’est plus tout à fait d’antichambre. Elle donnait sur ce jeune homme qui, des cheveux en brosse aux souliers discrets, en passant par le complet et le sourire du meilleur faiseur, est le symbole vivant de la Carrière. Le parfait outil un peu prétentieux.
– Ah! voilà… M-m-m…
La pause est longue. La Sécurité de l’Algérie, après tout…
– Eh bien non. Vous m’en voyez désolé, croyez-moi, mais vous ne pouvez pas aller en Algérie. Décidément pas.
– On peut savoir?…
– Inutile d’insister. La décision ne vient pas de moi. je me permets cependant de la trouver parfaitement justifiée.
– Eh ben!
Le ton s’élève rapidement. Et la liberté de presse? Et le droit à l’information? Et la démocratie et patati…
– Mon cher monsieur, puisque vous le prenez sur ce ton…
Il ouvre un dossier, en tire quelques papiers dont une coupure d’un hebdo de Montréal qu’on eût cru moins universel.
– … Sachez que notre ambassade nous a transmis à votre sujet une fiche assez éloquente. Il en ressort que vous n’êtes vraiment pas quelqu’un de désirable en Algérie en ce moment. Vous avez même, paraît-il, présenté en public des porte-parole rebelles.
En effet. Une émission à Radio-Canada. Où passait entre autres le point de vue de Jean Chanderli, Algérien musulman qui s’est rebaptisé Abd-el-Kader, mais qui connaît mieux Jean-Jacques Rousseau que Mahomet, et qui rêve plus volontiers de remonter les Champs-Élysées que de descendre à La Mecque.
– Oui, moi je l’ai, la culture française, disait-il, mais je suis un privilégié. Pour un comme moi, il y en a dix autres qui vivotent encore dans « le temps du mépris ». C’est vrai que Ferhat Abbas, le doux pharmacien, proclamait, il y a 25 ans : « Il n’y a jamais eu de nation algérienne, donc je veux être Français ». Mais on l’a envoyé promener. Aujourd’hui, il dirige le gouvernement en exil de la république – et la nation algérienne existe. Personne n’y peut plus rien.
Mais l’an dernier, ce n’était pas encore le moment de le dire.
Et grandeur
Paris, automne 1959.
Ça va tout seul maintenant. De Gaulle a exorcisé la plupart des mots tabou. En les remplaçant tout simplement par d’autres qui veulent dire la même chose. Le droit des Algériens de décider de leur sort s’appelle auto-détermination. L’indépendance est devenue la sécession. La réparation d’un siècle de négligence et d’exploitation se nomme le plan de Constantine.
Les rebelles négocient discrètement avec des envoyés parisiens à Tunis, à Madrid. Ferhat Abbas dînera bientôt en tête-à-tête avec de Gaulle, si ce n’est déjà fait. Pourquoi pas? Chanderli acceptant de se faire appeler Jean de nouveau plutôt qu’Abd-el-Kader, n’est-ce pas là l’unique grandeur de la France qui mérite de durer? Une grandeur qui rayonnerait sur toute l’Afrique décolonisée et permettrait à la jeune Marianne d’étaler fièrement ses toilettes dernier cri qu’elle n’ose pas porter, tant qu’elle fait semblant d’être encore cette vieille marâtre impossible « pacifiant » l’Algérie.
Ses ingénieurs et ses savants. La Caravelle, la Citroën, les barrages, les pipelines du Sahara. Le Marché Commun et la création d’une troisième force dans le monde. La modernisation des entreprises désuètes, des villes un peu trop glorieusement poussiéreuses, de l’enveloppe de paye du plus ingénieux des travailleurs du monde.
Pourvu que de Gaulle dure, encore quelque temps. Car c’est plus long pour la France que pour l’Angleterre. À cause de la Manche. La Manche, qui compte pour beaucoup dans la sagesse britannique.
Si Londres avait été occupé en ’40, les Anglais n’auraient-ils pas essayé de s’agripper aux Indes comme les Français à l’Indochine? Pour se purger de la défaite et de l’humiliation. Eux aussi, en fermant les yeux et en serrant les dents, ils se seraient sans doute accrochés au lieu de voir assez vite qu’il n’y avait rien à faire. Et de Dien-Bien-Phu à Sakiet, ils se seraient également infligé leurs Algéries successives.
Bientôt, la France à son tour sera redevenue une jeune femme alerte et dynamique, qui aura retrouvé sa ligne. Et pour se défaire du poids inutile qui la déguisait si tristement, il fallait peut-être qu’elle passe par tous les sanglants et futiles exercices des quinze dernières années.
René Lévesque