Nous sommes à Bethléem, en l’an 749 de Rome, sous le règne glorieux d’Octave Auguste. Cette froide nuit de décembre a chassé tous les habitants de la ville dans leurs maisons. Les rues sont désertes. Un mince manteau de neige voile la terre, coiffant les dômes dorés des palais riches et le toit de la synagogue. Çà et là, la lumière et froide de la lune, à son dernier degré tachette de rouge ce tapis immaculé.
Transportons-nous maintenant un peu en dehors de la ville en passant par la porte de l’est. Ici, à quelques arpents de la muraille accroupis dans la neige, les chameaux d’une caravane dorment pesamment. Ces animaux sont de sang arabe, race très rare, et par conséquent très dispendieuse en Palestine. A qui peuvent bien appartenir ces superbes coursiers? A quelque riche émir arabe ou égyptien, sans doute.
Pas un Juif, en tout cas, car ils ne sont pas harnachés à la manière juive.
Mais qu’est-cela ? Ces ombres plus petites, reposant entre les chameaux endormis ? Approchons. Ah ! voilà. Ce sont les trois petits chameliers de la caravane, endormis dans la neige, près de leurs bêtes. Pauvres enfants ! Des Arabes probablement, habitués à la vie dure et aux coups ! Leur maître parti, ils se seront couchés à terre et ils reposent là, transis, dans la neige glacée.
Tout à coup, voici que l’un des trois se relève. Il ne faisait que simuler un profond sommeil. Doucement, sans éveiller ses compagnons, il part. Suivons-le. À la clarté blafarde de la lune, nous pouvons l’examiner. C’est un jeune garçon, âgé, semble-t-il, d’un peu moins de quinze ans. Il est grand pour son âge, mais mince, presque frêle. Le visage, jeune, ouvert, inspire la confiance. Deux grands yeux noirs et profonds regardent bien en face, crânement. Il est habillé comme tous les jeunes Arabes de pauvre origine : une tunique de laine, par-dessus laquelle flotte une espèce de burnous brun : aux pieds, des sandales. Et voilà !
Durant tout cet examen, le petit a progressé, et nous aussi. Nous voilà dans la ville. L’enfant marche rapidement et semble connaître les lieux. Cependant, cette caravane, ces petits Arabes, ce chamelier errant ainsi la nuit, il y a là quelque chose d’étrange, d’extraordinaire peut-être. Suivons toutefois notre guide. Vous remarquez comme moi que de temps à autre, il porte les regards au ciel, et qu’après l’avoir fait, il modifie souvent sa direction, comme s’il trouvait des avis dans le firmament. Nous regardons nous aussi et nous ne voyons pourtant que ces pâles étoiles. Oh ! là ! ces étoiles !… il y en a une… comment ?… une étoile qui marche ??… Encore de l’inexplicable. C’est donc un soir de mystères que celui-ci ?
Mais je crois que nous arrivons au but. En effet, le petit chamelier s’arrête à la porte d’une pauvre cabane, une étable, d’où filtre un peu de lumière. Il regarde le ciel, et nous faisons de même. O miracle! L’étoile s’est arrêtée… juste au-dessus de ce réduit… et on dirait même qu’elle l’illumine!!!!
Notre guide n’entre pas, mais il se glisse derrière l’étable. Il aperçoit une fente dans le mur, il se penche prestement, il regarde, curieux. Avançons-nous doucement derrière lui, et regardons par-dessus son épaule.
C’est un de ces malpropres petits locaux que [sic] les Juifs d’aujourd’hui, comme ceux d’il y a dix-neuf siècles, entretiennent une torche fumeuse qui répand un peu de clarté dans ce refuge glacé et où le froid extérieur pénètre par de multiples ouvertures.
Au milieu du plancher un bœuf et un âne, vautrés dans le foin sec soufflent doucement sur quelqu’un ou quelque chose que leur masse épaisse cache à notre vue, mais semble faire le bonheur d’un homme et d’une femme assis tout auprès.
L’homme, presqu’un vieillard, est un peu caché. Il porte une belle barbe grise. Sa longue robe lui donne un air majestueux. Son visage est grave, mais bon.
Sa compagne, toute jeune, est belle d’une beauté céleste: elle est de petite taille. Elle a l’air modeste et recueillie. Ses yeux ne quittent point l’endroit que nous ne pouvons pas voir, mais qui est le but de l’attention de tous ces personnages.
Près de la porte au fond, trois hommes, richement habillés, une couronne au front, se tiennent courbés dans une attitude respectueuse Près de nous le petit chamelier pousse un « Oh » d’intelligence. Les maîtres ! murmure-t-il.
Mais voilà que d’un mouvement pesant et lourd, le bœuf s’écarte. Et ravis, le chamelier et nous nous apercevons, couchés dans une misérable crèche, un petit enfant nouveau-né. Une clarté céleste l’illumine et réchauffe les cœurs de ceux qui le regardent. Si petit, il est le maître de tous ces spectateurs de la cabane. Enveloppé de pauvres langes, il dort paisiblement un vague sourire sur les lèvres.
Notre petit guide semble comprendre la scène. En tout cas, nous nous la comprenons très bien. Nous savons maintenant à qui appartiennent les chameaux, et qui sont ces inconnus, ces petits chameliers ainsi que les habitants de la cabane.
Ces étrangers, couronnés et si bien vêtus, ce sont les Rois mages, venus de l’Arabie, guidés par une étoile miraculeuse, pour adorer le sauveur du monde à sa naissance. Cet homme, cette jeune femme, ce sont Joseph et Marie, les heureux, les bienheureux parents du divin Rédempteur. Et l’Enfant, c’est le Messie, le petit Jésus de Noël des enfants sages.
Notre chamelier, assis sur le cou de sa bête, aura appris par la conversation de ses maîtres, qu’ils allaient en Judée pour adorer un roi enfant, puissant mais bon et affectueux: qu’ils y allaient guidés par l’étoile miraculeuse. L’enfant candide et aimant, aura voulu voir lui aussi ce souverain si aimable. Il a laissé partir les Rois, chargés de richesses, et guidé par l’étoile, il les a suivis pour rendre ses humbles hommages au Sauveur.
Dans l’étable, les personnages s’animent. Les Mages déposent respectueusement leurs cadeaux au pied de la crèche. Près des riches cassettes, nous voyons quelques pains bis, et plusieurs petits agneaux : ce sont les présents laissés par les bergers, les premiers adorateurs de Jésus.
Puis les Mages se disposent à partir. Poli, Saint Joseph les reconduit jusqu’à dans la rue. Il laisse leurs ombres se perdent dans la nuit, puis faisant rapidement le tour de l’étable, il trouve notre petit chamelier, regardant toujours par la fente. Prestes, nous nous rejetons dans l’ombre. Le bon vieux saint jusqu’au bout des ongles, et inspiré par Dieu, savait la présence de l’enfant derrière la cabane. Il sait sans doute aussi la nôtre, mais, comme nous sommes de vieilles connaissances, il fait semblant de ne pas nous voir.
— « Ah ! petit garnement ! je t’y pince, que faisais-tu là ? » demande-t-il.
— « Pardon, rabbin ne me punissez pas je vous prie, je ne faisais que regarder» répond l’enfant, en pleurant.
— « C’est bon c’est bon, fait Joseph, ému plus qu’il ne laisse paraitre », viens toujours te réchauffer un peu.
Et paternel, il entraîne l’enfant dans l’étable. Nous les suivons. Il oublie de fermer la porte et nous nous prosternons sur le seuil, respectueux. Tout intimidé, mais confiant, l’enfant s’agenouille près du berceau, il regarde cet autre enfant avec amour, il l’adore. Et cela, une minute, deux, cinq minutes ! Après quoi, Saint Joseph le fait relever et le petit se dispose à partir.
Mais Marie les arrête. Toujours bonne, en mère qu’elle est, elle a vu le dénuement de l’enfant, sa pâleur. Elle en a pitié.
Elle lui montre une des cassettes des Mages, celle de l’or et lui dit:
— « Tiens petit, prends cet or. Jésus te le donne, pour te récompenser de ta candeur et de ta foi en sa Royauté. Tu partageras avec tes petits camarades. »
L’enfant saisit le coffret et se prosterne devant le petit Jésus, maintenant éveillé, et qui lui sourit. Il balbutie un merci, en sanglotant et il part, tout en pleurs, mais la joie dans l’âme.
Et le petit Lévi retourna à ses chameaux, en bénissant tout le long de la route la Sainte famille, par amour surtout, mais aussi, un tout petit peu pour le beau cadeau que la bonne Vierge lui a fait !
Cette nuit-là, le petit chamelier rêva à une étable d’or dans laquelle le petit Jésus, tout habillé d’or aussi, lui souriait et l’appelait à lui. Et Marie, la bonne mère, lui souriait aussi, dans son rêve, l’enfant eut aussi un sourire.
Au moins une fois dans sa vie, Lévi eut un beau Noël !….
René Lévesque
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Article paru dans le journal L’Envol (Séminaire de Gaspé), le 20 décembre 1935.