C’est dans le Pacifique, dans cette région comprise dans le triangle formé par l’Australie, le Japon et les îles Hawaï, où les tempêtes, « cyclones », « moussons », sont si fréquentes et si terribles. Sur la route Sydney-Honolulu, une belle goélette file, toutes voiles au vent. Fier de dominer la mer, de chevaucher rapidement l’étendue mouvante, le navire va joyeusement, ignorant que l’onde perfide, maintenant pacifique, l’emprisonnera pour toujours, dans quelques heures à peine, en sa tombe liquide.
Le ciel est serein, la mer est calme. Il n’en faut pas plus pour mettre la joie au cœur de l’équipage, qui chante gaiment en accomplissant la manœuvre.
Mais, vers quatre heures de l’après-midi, et sans que rien dans l’état apparent de la température, ne semble provoquer cet ordre, le capitaine, soucieux, commande de serrer les voiles.
En portant le regard vers l’est, on peut apercevoir, à peine visible dans le ciel, un petit point noir. C’est cette tache sombre qui est cause de l’inquiétude du capitaine ! Car, expérimenté, il sait que de ce point à l’apparence si peu dangereuse va sortir la tempête.
Les voiles arrisées afin de [réduire la] prise possible à l’ouragan, le navire court encore quelques brasses sur son erre puis il s’arrête.
Peu à peu, le point noir a grandi. Il s’est étendu et a fermé de gros nuages d’encre, menaçant, et comme prête à fondre sur le navire sans défense. Ils recouvrent maintenant tout le fond du ciel et descendant, lentement, gravement, pour s’arrêter à moins de quinze cents pieds d’altitude. La température a changé tout à coup. Une odeur sulfureuse imprègne l’atmosphère. Le vent est complètement tombé. L’eau est devenue toute noire, comme un linceul, celui du vaisseau qu’elle va engloutir. Le silence est effrayant. L’équipage, angoissé, oppressé, se tait, comme pressentant ce qui va se passer. La nature reprend haleine et se réveille un moment, avant de se précipiter à l’assaut du pauvre navire.
Puis le tonnerre se met à gronder sourdement. Il n’est que cinq heures et la nuit vient déjà. De vifs éclairs sillonnent la nuit. La mer se soulève, d’abord lentement, puis avec vitesse, se creusant, non plus en petites vagues pressées, mais en ondulations profondes et réguliaires [sic], en rangs toujours de plus en plus vite. Le vent un moment abattu, recommence à souffler avec violence. — Et la tempête éclate.
Les éclairs se succèdent sans interruption, et illuminent un spectacle sinistre et grandiose. Des nuages, tombent quelques gouttes d’eau. Mais ce n’est pas l’orage, c’est l’ouragan qui est redoutable. Il va à une vitesse de quatre-vingt-dix-milles à l’heure. Il fait un bruit lugubre en sifflant dans les cordages tendus du bâtiment. Les vagues de tout à l’heure sont devenues des montagnes, contre lesquelles se creusent de véritables cavernes, où le bruit de la tempête, accru de celui du tonnerre qui gronde sans cesse, se répercute comme un orgue immense. L’Organiste tout puissant y joue le sort du navire !
Les collines liquides galopent rapidement. Hennissant comme des chevaux de course, se cabrant, se pressant, elles marchent avec furie à l’assaut de la goélette. Elles le font résonner comme un tambour. Roulant sous ces terribles coups de bélier, le vaisseau s’incline de côté et d’autre, tangue, s’affale presque, et de paquets d’eau énormes s’abattent sur le pont, emportant souvent un homme, parfois deux. La coque gémit, craque, mais tien bon. À une vitesse vertigineuse, tantôt au fond du gouffre et tantôt sur le faîte, le grave petit navire court à sa perdition.
Soudain, un craquement terrible se fait entendre par-dessus le hurlement de la tempête, aussitôt noyé par le bouillonnement de l’eau, se précipitant dans la cale. Le timonier, ne pouvant plus gouverner, le bâtiment frappe un écueil. Il coule ! La cale est déjà inondée, impossible de masquer la déchirure. Calme, même en ce moment suprême, le capitaine fait mettre les embarcations à la mer ! Elles chavirent. Presque aussitôt, le navire s’enfonce avec son équipage. Quelques survivants, don deux ou trois tout au plus seront peut-être rescapés, surnagent çà et là, accrochés à des épaves. Tout est terminé !
Peu à peu, la tempête s’apaise. La mer se calme. Le ciel s’éclaircit. La nature se repose jusqu’à la prochaine alerte…
René Lévesque
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Article paru dans le journal L’Envol (Séminaire de Gaspé), le 31 mars 1936.