Par René Lévesque
Nous croyons qu’il est possible d’éviter ce cul-de-sac conjoint.
Il faut que nous ayons le courage tranquille d’oser voir que le problème ne peut se dénouer ni dans le maintien ni dans aucun aménagement du statu-quo. On ressent toujours une sorte d’effroi à l’idée de quitter une demeure qu’un très long séjour a quasiment « sacralisée ». D’autant plus que cette vieille demeure de la « Confédération » constitue l’un des derniers vestiges de ces sécurités anciennes dont notre époque achève de nous dépouiller. Il est donc très normal que certains s’y accrochent avec une espèce de force désespérée où il entre bien plus de peur du changement que d’attachement raisonné.
Mais il est des points — et celui-ci en est de tous le plus important — où le courage et l’audace tranquilles deviennent pour un peuple, aux moments-clés de son existence, la seule forme de prudence convenable. S’il n’accepte pas alors le risque calculé des grandes étapes, il peut manquer sa carrière à tout jamais, exactement comme l’homme qui a peur de la vie.
Ce que dicte clairement l’examen du carrefour crucial devant lequel nous nous trouvons, c’est qu’il faut se débarrasser complètement d’un régime fédéral qui est complètement dépassé.
Et recommencer à neuf.
Recommencer comment?
La réponse est non moins nettement inscrite, à notre avis, dans les deux grands courants de notre époque : celui de la liberté des peuples et celui des groupements économiques et politiques librement consentis.
Un Québec souverain
D’une part, il faut que nous osions saisir pour nous l’entière liberté du Québec, son droit à tout le contenu essentiel de l’indépendance, c’est-à-dire à la pleine maîtrise de toutes et chacune de ses principales décisions collectives.
Cela signifie que le Québec doit devenir au plus tôt un Etat souverain.
Nous y trouverons enfin cette sécurité de notre « être » collectif qui est vitale et qui, autrement, ne pourrait que demeurer incertaine et boiteuse.
Il n’en tiendra plus qu’à nous d’y établir sereinement, sans récrimination ni discrimination, cette priorité qu’en ce moment nous cherchons avec fièvre mais à tâtons pour notre langue et notre culture.
Là seulement nous aurons enfin l’occasion — et l’obligation — de déployer au maximum nos énergies et nos talents pour résoudre, sans excuse comme sans échappatoire, toutes les questions importantes qui nous concernent, que ce soit par exemple la protection négociée de nos agriculteurs, ou le respect de nos employés et de nos ouvriers dans les entreprises, ou la croissance équilibrée de toutes nos régions, ou la forme et l’évolution des structures politiques que nous aurons à nous donner.
Bref, il s’agit non seulement pour nous de la seule solution logique à la présente impasse canadienne mais voilà aussi l’unique but commun qui soit exaltant au point de nous rassembler tous assez unis et assez forts pour affronter tous les avenirs possibles — ce projet suprême qu’est le progrès continu d’une société qui prend en mains la direction de ses affaires.
L’autre majorité canadienne y trouvera son compte elle aussi, puisqu’elle sera du même coup délivrée des contraintes que notre présence lui impose, libre de son côté de réaménager à son gré les institutions politiques et administratives du Canada anglais, libre de se prouver à elle-même si elle tient vraiment à maintenir et développer sur ce continent une société anglophone distincte des Etats-Unis.
– et une nouvelle Union Canadienne
Et, si tel est le cas, il n’y a aucune raison pour que les voisins que nous serons ne demeurent pas, librement, des associés et des partenaires dans une entreprise commune, celle qui répondrait à l’autre grand courant de notre époque : les nouveaux groupements économiques, unions douanières, marchés communs, etc.
Il s’agit d’une entreprise qui existe déjà puisqu’elle est faite des liens, des activités complémentaires, des innombrables intimités économiques dans lesquels nous avons appris à vivre. Rien ne nous oblige à la jeter par terre; tout nous commande au contraire, aux uns et aux autres, d’en maintenir l’armature. Interdépendants comme nous le sommes, nous ne la détruirions que pour avoir tôt ou tard, et alors tant bien que mal, à la rebâtir.
Or, c’est justement dans le domaine économique que le bât nous blesse le plus. C’est dans les textes et les structures démodés qu’on patauge le plus lamentablement sur la question de savoir comment répartir, entre nos deux États, les pouvoirs, les instruments et les moyens d’agir.
Sur ce sujet, tout expert le moindrement objectif endosserait à coup sûr cette constatation de M. Otto Thur, directeur du département des sciences économiques à l’Université de Montréal (dans le numéro spécial du Devoir, le 30 juin dernier) : « Ce ne sont pas les textes constitutionnels qui résolvent les problèmes (du domaine économique). C’est l’action bien éclairée et constante qui infléchit progressivement la réalité existante ».
Il nous semble, avec un minimum de sagesse et de self-interest bien compris qui ne devrait pas dépasser les ressources de nos deux majorités, que c’est dans l’association que nous proposons qu’on aurait le plus de chances de poursuivre ensemble cette « action bien éclairée et constante » qui vaut mieux en matière économique que tous les textes pseudo-sacrés et leurs rigidités toujours ambiguës.
Une telle association nous semble en effet taillée sur mesure pour nous permettre, sans l’embarras de vieilles structures constitutionnelles, de faire les mises en commun, avec les consultations permanentes et les souples ajustements, qui répondraient le mieux à notre intérêt économique commun : union monétaire, communauté tarifaire, union postale, gestion de la dette, coordination des politiques…
A quoi rien n’interdirait d’ajouter des questions qui, dans le présent contexte, n’ont jamais eu l’avantage de subir de franches discussions d’égal à égal celle des minorités, bien entendu ; celles également d’une participation paritaire à une politique de Défense ramenée à la mesure de nos moyens, et d’une politique étrangère à laquelle une élaboration conjointe rendrait peut-être la dignité et le dynamisme qu’elle a presque entièrement perdus (1).
(1) Dans ce paragraphe, d’aucuns n’ont pu s’empêcher — et d’autres se sont empressés — de voir une limitation absolument excessive de la souveraineté québécoise. Tel en effet serait le cas si nous proposions de verser effectivement dans ce projet d’association des secteurs comme la Défense et les Affaires Etrangères, qui sont parmi les moyens les plus importants dont un peuple puisse disposer pour exprimer clairement sa personnalité. Mais il n’en est rien. La forme très conditionnelle et l’évocation d’examens préalables nous semblaient suffire à indiquer qu’il s’agissait de la possibilité d’accords éventuels et strictement partiels (v.g. états-majors conjoints? Certains services communs à l’étranger, commerciaux entr’autres?), qu’on ne saurait exclure à priori de la libre évolution de pays voisins et partenaires. C’est ce à quoi nous avons aussi pensé, plus loin (page 64 du texte ci-joint de la 2e partie), en parlant de ces deux sociétés distinctes qui « ont surtout besoin, en ce moment, de « s’aérer » réciproquement, et de se re-découvrir librement et sans à priori, en créant peu à peu de nouvelles intimités à mesure que le besoin s’en ferait sentir. »
Nous ne partons pas sur des flots inconnus. Sans compter le modèle gigantesque que nous offre l’évolution du Marché Commun, nous pouvons nous inspirer d’exemples fournis par des pays de tailles comparables à la nôtre — Bénélux ou Scandinavie — dont la coopération est très avancée et a favorisé comme jamais auparavant le progrès des parties, mais autant qu’on sache sans en empêcher aucune de continuer pour l’essentiel à vivre selon ses traditions et ses préférences.
Faire l’histoire au lieu de la subir
En résumé, nous proposons un régime permettant à nos deux majorités de s’extraire de cadres fédéraux archaïques, où nos deux « personnalités » bien distinctes se paralysent mutuellement à force de faire semblant d’en avoir une autre en commun.
Un régime dans lequel deux nations, l’une dont la patrie serait le Québec, l’autre qui pourrait réarranger à son gré le reste du pays, s’associeraient librement dans une adaptation originale de la formule courante des marchés communs, formant un ensemble qui pourrait par exemple, et fort précisément, s’appeler l’Union Canadienne.
L’avenir d’un peuple ne sort jamais tout seul du néant. Il exige que des « accoucheurs » assez nombreux prennent en connaissance de cause la décision grave d’y travailler. Car, à côté des forces aveugles et de tous les impondérables, il faut croire que ce sont encore essentiellement les hommes qui font l’histoire.
Ce que nous proposons à ceux qui voudront bien nous entendre, c’est de nous consacrer, tous ensembles, à relancer celle du Québec dans l’unique direction qui lui convienne; et nous sommes persuadés qu’en même temps, nous aiderons au reste du pays à mieux dessiner la sienne.
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Tiré de : René Lévesque, Option Québec, Montréal, Éditions de l’Homme, 1968, 175 pages
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