Par René Lévesque
Nous sommes des Québécois.
Ce que cela veut dire d’abord et avant tout, et au besoin exclusivement, c’est que nous sommes attachés à ce seul coin du monde où nous puissions être pleinement nous-mêmes, ce Québec qui, nous le sentons bien, est le seul endroit où il nous soit possible d’être vraiment chez nous.
Être nous-mêmes, c’est essentiellement de maintenir et de développer une personnalité qui dure depuis trois siècles et demi.
Au coeur de cette personnalité se trouve le fait que nous parlons français. Tout le reste est accroché à cet élément essentiel, en découle ou nous y ramène infailliblement.
Dans notre histoire, l’Amérique a d’abord un visage français, celui que fugitivement mais glorieusement, lui ont donné Champlain, Joliet, La Salle, La Vérendrye … Les premières leçons de progrès et de persévérance nous y sont fournies par Maisonneuve, Jeanne Mance, Jean Talon ; celles d’audace ou d’héroïsme par Lambert Closse, Brébeuf, Frontenac, d’Iberville. . .
Puis vint la conquête. Nous fûmes des vaincus qui s’acharnaient à survivre petitement sur un continent devenu anglo-saxon.
Tant bien que mal, à travers bien des péripéties et divers régimes, en dépit de difficultés sans nombre (l’inconscience et l’ignorance même nous servant trop souvent de boucliers), nous y sommes parvenus.
Ici encore, quand nous évoquons les grandes étapes, nous y retrouvons pêle-mêle Etienne Parent avec Lafontaine et les Patriotes de ’37; Louis Riel avec Honoré Mercier, Bourassa, Philippe Hamel ; Garneau avec Edouard Montpetit et Asselin et Lionel Groulx… Pour tous, le moteur principal de l’action a été la volonté de continuer, et l’espoir tenace de pouvoir démontrer que ça en valait la peine.
Jusqu’à récemment, nous avions pu assurer cette survivance laborieuse grâce à un certain isolement. Nous étions passablement à l’abri dans une société rurale, où régnait une grande mesure d’unanimité et dont la pauvreté limitait aussi bien les changements que les aspirations.
Nous sommes fils de cette société dont le cultivateur, notre père ou notre grand-père, était encore le citoyen central. Nous sommes aussi les héritiers de cette fantastique aventure que fut une Amérique d’abord presque entièrement française et, plus encore, de l’obstination collective qui a permis d’en conserver vivante cette partie qu’on appelle le Québec.
Tout cela se trouve au fond de cette personnalité qui est la nôtre. Quiconque ne le ressent pas au moins à l’occasion n’est pas ou n’est plus l’un d’entre nous.
Mais nous, nous savons et nous sentons que c’est bien là ce qui nous fait ce que nous sommes. C’est ce qui nous permet de nous reconnaître instantanément où que nous soyons. C’est notre longueur d’ondes propre, sur laquelle, en dépit de tous les brouillages, nous nous retrouvons sans peine et seuls à l’écoute.
C’est par là que nous nous distinguons des autres hommes, de ces autres Nord-Américains en particulier, avec qui nous avons sur tout le reste tant de choses en commun.
Cette « différence » vitale, nous ne pouvons pas l’abdiquer. Il y a fort longtemps que c’est devenu impossible.
Cela dépasse le simple niveau des certitudes intellectuelles. C’est quelque chose de physique. Ne pouvoir vivre comme nous sommes, convenablement, dans notre langue, à notre façon, ça nous ferait le même effet que de nous faire arracher un membre, pour ne pas dire le coeur.
A moins que nous n’y consentions peu à peu, dans un déclin comme celui d’un homme que l’anémie pernicieuse amène à se détacher de la vie.
De cela, encore une fois, seuls les déracinés parviennent à ne pas se rendre compte.
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Tiré de : René Lévesque, Option Québec, Montréal, Éditions de l’Homme, 1968, 175 pages
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