René Lévesque*
Évidemment les Arabes ne sont pas bêtes. Ils ont, une fois déjà – une fois de plus que bien d’autres – montré qu’ils étaient capables de porter à peu près seuls, avec l’aide d’une poignée consultative de Juifs et de Grecs, le fameux flambeau de la civilisation. Ce rôle, ils l’ont tenu depuis les environs de l’an 800 jusque passé le début du XIIIe siècle. Au temps par exemple où Charlemagne et Haroun al-Raschid échangeaient quelques vagues politesses. Dans son palais d’Aix-la-Chapelle, l’empereur ânonnait gentiment son premier ABC devant sa cour d’illettrés, tandis que de Bagdad, toute la crème des poètes et des artistes, des savants et des penseurs de l’époque, installés dans des laboratoires, des bibliothèques et des grandes écoles dont l’État islamique appréciait l’importance vitale plus de mille ans avant le passage sur le chemin de Damas de messieurs Sauvé, Barrette et Cie.
C’est ainsi qu’à l’école la chimie, l’algèbre et le chiffre lui-même à compter de zéro, et qu’à la maison le satin et le coton, le sofa et le sucre sont autant de mots arabes, alors qu’au zénith scintillent des étoiles baptisées Altaïr et Aldébaran.
DES PAYS À PAPA
Mais la roue n’arrête jamais de tourner. De même qu’avant eux la Grèce et Rome, de même qu’après eux les Vénitiens, les Espagnols et les rois qui ont fait la France, les Arabes durent se résigner au déclin. Ils ne sont pas plus bêtes aujourd’hui qu’autrefois, sauf qu’ils sont devenus affreusement pauvres dans un monde où c’est considéré comme la plus impardonnable de toutes les bêtises. Pour le riche, qu’il soit peuple ou individu, le pauvre est toujours un feignant : « J’ai bien travaillé, moi, pour en arriver où je suis. Eh bien, qu’il en fasse autant! » Il est si facile d’oublier que, si les hommes riches ne sont pas tous des fils à papa, les pays riches sont presque sans exception des pays à papa.
Donc, les Arabes d’aujourd’hui sont des pauvres. Comme nous. Ils sont, au fond de la Méditerranée, des pauvres à burnous et turban, et nous des pauvres à veston et feutre mou au bord du Saint-Laurent.
PAUVRES RICHES ET PAUVRES RATS
Bien sûr, il y a des paliers dans le dénuement. Quand nous comparons notre sort avec le leur, nous pouvons nous prendre pour des pauvres riches. Et nous croire naturellement plus fins qu’eux. Or, cet avantage ne dérive-t-il pas uniquement du fait que les bords du Saint-Laurent sont à tous points de vue plus proches que le fond de la Méditerranée des grands centres de la richesse moderne? Ici, nous sommes de l’Occident chrétien, les « petits derniers » de la race des seigneurs. Eux, là-bas, de l’Orient musulman qui n’est pas de la famille. En ouvrant le bec, nous avons eu les miettes qui tombaient de la table; eux pas.
Or, nous voici, les uns et les autres, devant la question du siècle pour tous les pauvres, pauvres riches comme pauvres rats : comment en sortir?
Eux, dans la misère noire et l’analphabétisme et la féodalité, n’ont qu’une grande ressource : le pétrole. Nous, dans la misère vivablement grise, l’instruction approximative et l’autonomie assortie d’institutions démocratiques, nous en possédons tout un splendide éventail : les forêts, le titane, le fer, la richesse hydro-électrique (1er rang au Canada), l’amiante (1er rang au monde), et puis l’or, l’argent, le cuivre, le zinc, le soufre, etc.
Les Arabes n’ayant pas de capitaux pour exploiter leur pétrole, ce sont les étrangers qui s’en sont généreusement occupés, créant un gigantesque cartel anglo-franco-hollando-américain. Nous non plus, nous n’avions pas de capitaux – et nos forêts, notre papier, notre fer, notre titane, notre amiante, notre or, notre cuivre, notre argent, notre zinc, notre soufre et le plus clair de notre développement hydro-électrique appartiennent à des entreprises anglo-américaines.
STRUGGLE FOR LIFE
Ceux qui ont placé leur argent dans ces entreprises, ici comme là-bas, sont des hommes d’affaires. Et peu importe la taille, du plus gros monopole jusqu’à l’humble restaurant du coin, les affaires sont les affaires. Il faut que l’investissement rapporte, qu’on maintienne aussi large que possible l’écart entre pris de revient et prix de vente, entre dépenses et recettes.
Mais pour celui qui ne fournit à l’entreprise que la matière première et la main-d’œuvre, les affaires ne sont pas moins les affaires. En attendant d’avoir un jour les moyens de récupérer ses ressources ou de participer activement à leur mise en valeur, il s’agit pour lui également de monnayer son apport au maximum. De faire monter à son profit les dépenses et les prix de revient aussi haut que le permettent conjointement les circonstances, le bon sens et la ferme volonté de ne pas se faire avoir.
DE RIEN À 50-50
Voyons un peu comment on s’en tire, les Arabes et nous autres. En tenant bien compte, chacun pour soi, de tous les mutatis qui sont mutandis.
C’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que le pétrole du Moyen-Orient a pris sa place phénoménale sur les marchés.
C’est à peine cinq ans plus tard, en 50-51, que surgit en Iran le crâne déplumé de Mossadeqh. Un Iranien, donc un Perse, mais voisin des Arabes, musulman, pétrolifère et exploité comme eux. Tout seul, risible dans le pyjama fleuri qu’il baignait de ses larmes théâtrales, le vieux Mossadeqh se dressa contre l’Anglo-Iranian et tout le cartel international. Il rageait parce que ce pétrole moyen-oriental, dont le monde avait besoin ne rapportait à peu près rien à ses propriétaires.
Ce fut une belle grande crise. L’Anglo-Iranian expropriée, les raffineries fermées, l’Iran boycotté, le Shah en fuite. Puis le Shah revient, Mossadeqh s’en va en prison, l’Iran renoue avec le cartel et rentre dans la bonne société.
Mais la crise, de 51 à 53, avait donné à l’Iran et à tous les producteurs arabes la chance de faire enfin des affaires. Du premier au dernier, ils en sortaient avec les contrats désormais classiques : 50-50 sur le pétrole brut, la moitié des profits au pays, l’autre moitié aux compagnies étrangères. Or, le baril de brut arabo-iranien, le moins cher au monde à produire, est maintenu rigidement au prix cartelisé du baril américain du Texas. Les profits sont donc astronomiques. Et 50%, ça signifie régulièrement $300 millions pour Ben-Séoud, un million par jour pour le sultan de Koweït, $250 millions pour l’Iraq.
Aujourd’hui, les budgets sont bâtis jusqu’à 80 et 90% avec ces profits pétroliers. En Arabie, c’est le budget personnel de Ben-Séoud, harems, palais et Cadillacs. Mais en Iraq, sous la monarchie fantoche mais semi-éclairée de l’infortuné Feyçal et davantage sous le général Kassem, c’est un vrai administré par une Commission Économique à laquelle des experts étrangers fournissent les plans et indiquent les priorités – irrigation, écoles, routes, hôpitaux.
ET DU GLAÇAGE SUR LE GÂTEAU
Bien plus, non content de ses 50%, l’Iraq obtenait dès 1951 les avantages suivants dans son accord avec la compagnie-mère (Iraq Petroleum Co.) et ses diverses filiales :
– qu’un certain nombre de citoyens irakiens siègent dans le conseil de chacune des compagnies;
– que ces dernières érigent et maintiennent à leurs frais une école technique du pétrole près des puits principaux à Kirkouk;
– que les compagnies défrayent également les études professionnelles, dans des universités européennes, de 50 jeunes Irakiens par année;
– enfin, qu’un étranger ne puisse obtenir d’emploi, à quelque niveau que ce soit de l’industrie pétrolière, que si le Ministère de l’Économie a d’abord constaté qu’aucun Irakien n’est qualifié pour remplir la tâche.
On admettra que ça fasse un peu rêver. D’un rêve où l’on entend des dents qui grincent.
Chez nous aussi, c’est au lendemain de la guerre que s’est déclenché le « développement phénoménal, sans précédent… » (cf. refrains électoraux de 1948, 52 et 56).
Mais il n’a surgi aucun Mossadeqh du terroir. Il y eut bien monsieur Georges Lapalme qui, en 52 je crois, parlait du Québec comme de « l’Iran de l’Amérique ». Ce qui, même en mutant tous les mutandis les plus effarouchés, ne parut pas nous faire un gros effet.
Ce qui fait aussi qu’après 15 ans, dans tous les secteurs les plus anciens de l’exploitation (or, amiante, forêts), nous sommes toujours inexistants comme devant. En s’arrachant le cœur et en traînant comme un boulet l’hostilité féroce de son propre gouvernement, la main-d’œuvre a fini par décrocher des salaires moins inférieurs que jadis à ceux des Américains ou des Ontariens. À Asbestos par exemple. Et c’est tout.
L’Hydro-Québec, créée par l’administration Godbout, n’a pas avancé d’un pouce additionnel vers la reprise en main de nos richesses hydro-électriques. Elle était bien trop occupée, dès que ç’a promis de devenir profitable, à vendre le gaz à des intérêts privés.
ET VIVENT LES ROIS NÈGRES
Quant aux développements nouveaux, il suffit de contempler le Nouveau-Québec pour avoir une envie furieuse d’aller demander conseil aux Irakiens. Du fer à pleines collines, un minerai riche et surabondant pour un continent dont les autres gisements s’épuisent. En voie ferrée, en matériel roulant, en équipement portuaire, en installations de toutes sortes, des centaines de millions de dollars placés, enracinés chez nous.
Et ça nous rapporte quoi? $100,000 de loyer, et un maximum de 7% sur les profits nets! Contrat renouvelé pour 10 ans en 1958. Qu’on est donc du bon monde – et pas pressés!
Heureusement qu’on est en bonne place à tous les niveaux de l’entreprise. Je me souviens, en 55, d’avoir cherché désespérément pour une interview quelqu’un qui pût parler français et qui fût à n’importe quel échelon au-dessus de contre-maître. En fouillant de Sept-Îles à Knob Lake et partout aux environs, je finis par dénicher un intervioué – un seul, avec titre d’ingénieur professionnel – dont le papa était sous-ministre à Québec…
Le Nouveau-Québec, pour nous, c’est tout ça. Enivrant, n’est-ce pas? Avec la perspective, comme l’écrivait il y a quelques années un journal fraternel de Toronto, d’hériter un jour du plus grand trou en Amérique du Nord.
On a vraiment l’air fin, avec nos rois nègres (cf. André Laurendeau). Je me demande si on ne pourrait pas emprunter aux Arabes un de leurs sultans ou même de leurs colonels.
* Chronique parue dans Cité libre, mai 1960.