«Préface» signée René Lévesque dans Camille Laurin, Ma traversée du Québec, Montréal : Éditions du Jour, 1970, p. 9-11.
On cherche un écrivain et l’on trouve un homme: c’est singulièrement le cas ici.
Non pas que l’écrivain soit absent de ces pages. Au contraire. Nulle part encore n’avais-je lu un portrait de Daniel Johnson qui approchât, pour la pénétration et la concision à la fois, celui que trace Camille Laurin dans l’une de ces chroniques qu’il a eu la très heureuse idée de rassembler.
Dans cette évocation saisissante des complexités et des contradictions révélatrices d’un Hamlet québécois, comme dans les réflexions nuancées et riches de culture médico-historique où il décrit l’éternelle ambivalence de la relation médecin-patient, tout honnête homme sera heureux de faire con-naissance avec un écrivain de qualité que seuls ses confrères de la Faculté fréquentaient jusqu’à maintenant, dans leur excellente mais trop confidentielle revue Le médecin du Québec.
A l’occasion, on trouvera même un poète de la nature chez ce psychiatre polyvalent, dès qu’il ouvre sa fenêtre, par exemple, pour sentir et fixer le spectacle explosif de notre printemps nordique. Mais bientôt le paysage, aussi bien qu’ailleurs la contemplation de ce cimetière d’institutions et d’âmes mortes qu’est le régime fédéral, le ramènera infailliblement à l’homme qui survit, se débat et se cherche dans ces divers décors.
Toute cette traversée du Québec n’est effectivement, en dernière analyse, qu’une incessante et (impitoyablement) amoureuse exploration de notre panorama intérieur. Conduite par un homme qui s’y révèle lui-même frémissant de curiosité et de sympathie, rivé de toutes ses fibres à l’homo quebecensis et à ce petit morceau d’humanité qui est sa famille nationale, l’une et l’autre s’éclairant mutuellement sous une plume qui demeure chaleureuse même quand la formation professionnelle l’amène à se transformer en scalpel psychanalytique.
De ces coupes vives de nos comportements, de ces vigoureuses plongées dans l’inconscient individuel et collectif, on sort, à mon avis, mieux éclairé sur quelques aspects décisifs de son propre moi, et aussi avec une des plus valables explications que j’aie jamais lues de ce qui nous a faits ce que nous sommes, « nous autres » Québécois.
Mais dans tout cela, encore une fois, c’est un homme qui se trahit et nous retient. Un homme que, pour ma part, j’ai appris à connaître dans l’action difficile et nécessaire que nous menons avec d’autres, innombrables et chaque jour plus nombreux, pour la souveraineté du Québec.
Cette étape tardive de notre évolution nationale qui verra également, enfin, l’épanouissement normal de l’homme d’ici, Camille Laurin y travaille autant sinon plus que quiconque, à la présidence du Comité exécutif du Parti québécois, où son dévouement est inlassable depuis le début comme sa lucide évaluation des problèmes nous y est le plus précieux des apports. Il a aussi, plus souvent qu’à son tour, mis au service de notre cause sa riche expérience de la télévision rationnelle. Bien plus, cet esprit racé et naturellement réservé a su se faire violence — et cela ne lui a pas été facile — au point d’être devenu depuis un an l’un des plus efficaces, des plus pénétrants des orateurs de tournée.
Ce que l’ampleur et la totalité de cet engagement révèlent, c’est une générosité pour laquelle, ainsi qu’on vient de l’écrire ailleurs à propos de Camus, « formuler un raisonnement, c’est engager son existence ». Vous verrez, au détour d’une des pages qui suivent, qu’au début des années 60 les jeux n’étaient pas faits; pas plus pour lui que pour bien d’autres. Combien sont-ils aujourd’hui, de nos esprits distingués qui savent très bien au fond que les jeux sont maintenant faits ou achèvent de se faire et qu’il nous faut bientôt vivre (si vraiment il s’agit de vivre une bonne fois et non plus de survivre) ce chapitre indispensable de l’histoire d’un peuple normalement constitué qu’il son self-government? Combien le sachant, n’en continuent pas moins de faire semblant d’ignorer, de s’offrir encore dix ou vingt ans de délai et de rentable routine, bref de perpétuer notre petite version folklorique de la trahison des clercs?
Camille Laurin, lui, vit pleinement, en y mettant le paquet, cette action que son raisonnement lui a dictée. Ce qu’un tel engagement peut coûter de facile confort intellectuel aussi bien que matériel, et de brillants loisirs, ce n’est pas de lui que nous le saurons.
Ce qu’il nous apprend, en revanche, c’est la profondeur des obstacles psychologiques dont nous avons à tenir compte, ce terrible conditionnement de toute une société à son « p’tit pain » et à ses « c’est pas pire », cet amenuisement de l’homme québécois auquel l’histoire, nos vieilles élites traditionnelles et nos puissants manipulateurs du dehors ont tous contribué. C’est là, en réalité, le seul empêchement sérieux de la normalisation québécoise. C’est le seul atout, mais il est de taille, dont disposent vraiment ceux qui cherchent encore à nous garder ainsi diminués et moroses.
Les propos que vous allez lire vont, j’en suis sûr, exorciser chez bon nombre d’entre nous ce vieux démon de l’impuissance que d’autres s’acharnent si bien à maintenir en place. Par ce livre, comme il le fait admirablement sur d’autres plans, le docteur Laurin aura contribué à faire advenir enfin pour tous les Québécois ce qu’il évoque en parlant de nos écrivains : « De circulaire, leur destin deviendra linéaire et ils aborderont aux rivages de l’universel. » Autrement dit, quand nous aurons fini de tourner en rond, voici un homme qui aura bien mérité d’un peuple tout étonné de se découvrir sain, sûr de lui et joyeux.
RENÉ LÉVESQUE