On trouvera, ci-après, un document qui est resté très longtemps inédit. Il a été reproduit pour la première fois dans le Bulletin de l’Amicale des Anciens parlementaires du Québec (vol.8, no3, hiver 2007-2008, pages 20-23), puis repris par Jacques Lacoursière dans le tome 5 (1960 à 1970) de son Histoire populaire du Québec. Nous remercions les Éditions du Septentrion de nous avoir autorisé à reproduire ce document.
Cette lettre nous permet de saisir dans quel état d’esprit se trouve René Lévesque quelques semaines à peine avant son départ du Parti libéral du Québec. Elle est précédée d’une présentation de Jean-Paul Cloutier qui précise en quelles circonstances elle fut retrouvée.
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Une lettre inédite retrouvée par Jean-Paul Cloutier
Au cours de mes années en politique, soit comme député de Montmagny (1962 à 1973) et de ministre de la Santé, de la Famille et du Bien-être social (1966 à 1970), j’ai eu l’avantage de côtoyer plusieurs premiers ministres qui ont, chacun à sa façon et selon son style, façonné l’histoire du Québec, tels Jean Lesage, Daniel Johnson père, Jean-Jacques Bertrand et Robert Bourassa.
En juin 1966, j’ai eu également le très grand honneur et le lourd défi de succéder à l’Hon. René Lévesque comme ministre de la Famille et du Bien-être social ; dans une lettre personnelle qu’il avait eu l’amabilité de placer bien en évidence sur le bureau qu’il quittait, lettre qu’il avait adressée comme suit: «À mon successeur», il faisait une analyse détaillée du ministère et de ses dirigeants; il élaborait également sur la législation en préparation, sur les programmes envisagés et sur d’autres mesures susceptibles de rehausser la cote de ce ministère considéré alors comme de moindre importance dans tout l’appareil gouvernemental.
J’ai bien apprécié ce geste de l’homme démocrate qui plaçait l’intérêt général et l’urgence d’agir bien au-delà des considérations partisanes, tel qu’il l’avait maintes fois démontré comme ministre durant la période 1960-1966.
Comme si quelqu’un avait voulu souligner l’importance d’une certaine continuité lors des changements de gouvernement, on m’assigna en 1970, après la défaite de l’Union nationale et mon retour dans l’opposition, le bureau de député qu’occupait M. Lévesque après la défaite de son parti en 1966. C’est dans une des fentes d’un tiroir de son petit bureau (en bois), pliée en trois comme prête à mettre sous enveloppe, que j’ai trouvé cette lettre que j’ai conservée précieusement dans mes archives depuis près de quarante ans. Ce document a-t-il été placé la par inadvertance ou par une manœuvre délicate de son auteur, seul M. Lévesque pourrait apporter une réponse définitive.
Je suis d’avis que cette lettre incontestablement rédigée et signée par M. Lévesque – ses proches collaborateurs et les historiens pourront en témoigner – n’a jamais été transmise, il y a quarante ans, à son destinataire, M. Lesage, ni aux ex-ministres mentionnés au bas de la lettre; il s’agirait donc d’un document inédit qui apporte un nouvel éclairage sur les réflexions et les discussions qui ont immédiatement précédé le départ de René Lévesque du Parti libéral du Québec à l’automne 1967, après la visite du général de Gaulle, le caucus des députés de son parti et le grand congrès du Parti libéral.
Jean-Paul Cloutier
Ex-député et ex-ministre
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La lettre
Québec, le 2 août 1967
Monsieur Jean Lesage
Chef du Parti libéral du Québec
Québec
Cher monsieur Lesage,
Je me suis engagé, vendredi dernier, à vous dire où j’en étais. Je ne vous ai pas caché que je ne tenais plus au parti que par un fil. D’ailleurs, vous ne l’ignorez certes pas. La chose instinctive et soulageante, bien sûr, aurait été de partir sur le champ.
Ce qui m’a retenu, c’est d’abord le fait de me sentir dans un de ces climats chargés d’émotivité, toujours dangereusement artificiels, où l’on mesure mal la portée de ses gestes. C’est aussi qu’il n’est pas facile – et ce que je m’en rends compte ces temps-ci ! – de rompre définitivement avec un groupe d’hommes avec qui on a partagé plus de sept ans d’efforts, de succès et d’échecs. Une aussi longue route qu’on a faite ensemble, ça attache à un point que je n’aurais pas soupçonné. En dépit des chocs et des plaies qu’on y a également subis, même ceux qu’on s’est infligés les uns aux autres, surtout depuis l’an dernier, il demeure tant de choses dont nous gardons le droit d’être fiers en commun.
Enfin, il y a le fait indiscutable que de Gaulle, sachant ce qu’il faisait et le faisant pour des motifs qui, en grande partie, dépassent probablement nos frontières, n’a tout de même pas su jusqu’où il pouvait aller trop loin. Qu’il ait eu tort ou raison sur le fond, c’est une autre affaire – en fait c’est notre affaire, que nous seuls avons à régler. Mais, dans la forme, il asans aucun doute franchi les bornes des «bonnes manières».
Il n’en demeure pas moins qu’à mon avis, sa visite a été, dans l’ensemble, une formidable injection de fierté et, surtout, la plus belle occasion que nous ayons jamais eue de briser notre isolement, de sentir que notre langue et sa culture, bien loin d’être des vieilleries déclinantes, font partie d’un grand ensemble qui, même s’il n’est pas le plus gros, a autant de vie et de santé que tous les autres dans le monde d’aujourd’hui. Ces quelques jours nous auront permis de nous sentir moins seuls, mieux connus, donc plus forts et plus prêts à croire que ça vaut la peine de ne pas lâcher. Rien que pour ça, et malgré les accrocs, ça restera l’un des événements les plus « ravigotants » qu’on ait vécus.
C’est bien ainsi que l’ont compris tous ceux qui ne nous aiment pas. Il y en a un grand nombre au Canada, même parmi nous, de ces gens qui endurent les Canadiens français à condition qu’ils soient bien sages, qu’ils ne se prennent pas pour «d’autres» et qu’ils confirment périodiquement l’image rassurante qu’on s’acharne à se faire d’eux: la pittoresque survivance indigène appelée tôt ou tard à se perdre gentiment dans le paysage.
Trop de ces gens, dans les journaux anglais comme dans la rue, et jusqu’aux bureaucrates fédéraux – qui avaient fini par l’admettre, ont fait de leur mieux pour gâter le climat, bien avant l’arrivée du général. Dès son « Vive le Québec libre », la ruée a drôlement ressemblé au pire défoulement, allant tout de suite jusqu’aux injures publiques. Et la réplique fédérale a évidemment été, c’est du moins mon avis, à la fois trop pressée et excessive, ne laissant au visiteur d’autre issue que le départ. Là aussi, j’ai beaucoup de peine à voir des inconscients, et je suis sûr qu’en savait fort bien ce qu’on faisait.
Dans ce contexte, comme Robert Bourassa et quelques autres se sont efforcés aussi bien que moi de le démontrer tout le long du caucus, je persiste à croire que la déclaration de vendredi était intempestive. D’abord, elle n’était absolument pas requise. Seuls, de Gaulle et Johnson avaient alors à s’expliquer, toutes pièces en mains. Si l’on avait attendu jusqu’à ces jours-ci, on n’aurait sûrement pas commis ce texte, qui risquait d’être assez mesquin (ce qu’il a été) et, surtout, de cautionner les excès de la réaction haineuse alors qu’ils étaient à leur pire. Ce faisant, il risquait aussi de rendre furieux et de détacher brutalement du parti non seulement les hommes dont le départ a déjà fait du bruit, mais combien d’autres, chez les jeunes en particulier, qui ne reviendront pas aisément. Un bon nombre de ceux qui nous ont toujours appuyés à fond dans ce que nous avons fait de mieux.
Voilà un beau dégât, qu’on l’admette ou non.
Pour ceux d’entre nous qui n’étaient pas d’accord, c’était et ça demeure infiniment dur à avaler. Même si l’on croit, comme je m’obstine à le faire, que cette grave erreur n’a été commise que parce que le caucus, lui, s’est laissé emporter par le climat survolté et une grossière illusion de rentabilité a court terme.
Mais ce qui m’importe plus que la déclaration elle-même, c’est l’état du parti parlementaire que cette journée de vendredi m’a révélé à nouveau, étouffant et hargneux, empire plutôt qu’amélioré après quelques mois de «moratoire».
C’est là-dessus que je m’étais promis de réfléchir à tête reposée pendant ces quelques jours. I1 faut avouer que je n’y suis pas arrivé comme je le voulais.
Brièvement, voici quand même ce que, en toute franchise, je dois vous dire pour le moment.
Le parti me semble en péril mortel de se trahir irrémédiablement. Depuis plusieurs mois, on dirait que l’obsession de ceux qui tiennent les rênes, c’est d’éviter toute discussion sur notre orientation québécoise, c’est-à-dire sur le cœur de la politique, tandis qu’on s’occupe frénétiquement à forger un outil d’organisation, comme si l’outil allait suffire à lui seul à définir la tâche à accomplir.
Si l’on n’y prend garde, on peut redevenir pour de bon un vieux parti è l’ancienne mode, une simple machine à prendre le pouvoir quand il passe. Autrement dit, un parti invivable.
Ce serait d’autant plus grave non seulement pour le PLQ, mais pour tout le Québec, que l’Union Nationale est demeurée assez exactement cela. Ou je ne trompe fort, ou elle reviendra aux bons vieux sentiers de l’opportunisme et au nationalisme essentiellement verbal qui en la forme la plus pernicieuse, dès qu’elle pourra décemment sortir de ce Chemin du Roi où elle s’est laissé entraîner.
Mais nous, nous n’avons pas le droit. C’est nous, depuis «il faut que ça change» et «maîtres chez nous», qui avons, bien au-delà des slogans, présidé à un renouveau sans précédent du Québec. Que ça continue à s’accélérer, rien de plus normal, puisque c’est encore une chose relativement toute neuve, dont le mouvement ne peut et ne doit pas être arrêté.
Que cette accélération nous fasse parfois un peu peur, ça aussi, c’est compréhensible: il y avait pas mal d’appenti-sorcier dans notre affaire!
Mais ce qui nous est défendu, c’est de nous trahir en reculant, en reniant à toutes fins pratiques ce que nous avons déclenché de plus valable.
Ceci me semble exiger à tout le moins de ne pas avoir peur d’essayer honnêtement de nous situer en fonction de l’avenir, pour les prochaines étapes de ce mouvement québécois dont nous avons nous-mêmes été les principaux animateurs. Ce que nous avons escamoté depuis au-delà d’un an.
Personne ne s’attend à ce que ce soit facile, ni sûrement à l’unanimité automatique!
Mais je crois que tout le monde s’attend, en revanche, à ce que nous ayons le simple courage d’aborder le sujet sans détour; où va le Québec? et de le discuter publiquement sans ukase, pour en arriver à des accords ou des désaccords clairs et nets, de ceux qui permettent ensuite à des gens de se donner une franche poignée de mains, peu importe qu’il doivent se quitter ou qu’ils puissent continuer à faire route ensemble.
Or, sur ce point, ce n’est pas tant la déclaration foncièrement ambiguë et «attentiste» de vendredi dernier qui me catastrophe. C’est plutôt toute l’évolution des derniers mois, au sujet de laquelle je me vois forcé d’être du même avis qu’André Brossard.
C’est surtout l’invraisemblable décision, prise récemment par le seul Exécutif et transmise par ses services, d’exclure à priori du prochain Congrès toute discussion des problèmes constitutionnels.
Je me proposais déjà de soulever la question au premier moment opportun. Les récentes sensations auront servi à rendre plus évidentes encore, me semble-t-il, les raisons pour lesquelles le maintien d’une telle décision serait le commencement définitif de la fin.
Il faut abandonner sans délai cette attitude d’autruche. Il faut ouvrir largement le prochain congrès. Avoir moins peur d’aller au «fond des choses» (pour emprunter un instant le style de qui l’on sait!) que du poison des mises il l’index et des ex-cathedra, que personne d’ailleurs, ni l’Exécutif, ni une trentaine de députes, n’a le duit d’imposer a l’assemblée générale d’un Parti qui s’est voulu démocratique.
Sur ce sujet, en ce moment, compte tenu de son passé encore tout récent, c’est au péril de sa vie que le PLQ prétendrait revenir à son ancien caractère de club privé. C’est pourquoi, comme on l’a dit pour d’autres, son prochain congrès pourrait bien être celui de la dernière chance.
Quant à moi, voilà le seul fil par lequel je me sens encore rattaché au parti. Si fragile qu’il soit, j’ai bien l’intention de le défendre de mon mieux, comme c’est mon droit et ce que je considère aussi mon devoir, pendant les jours et les semaines qui viennent.
S’il vient quant même à casser, ce qui est forcément loin d’être impossible, je vous prie de croire à l’avance que je le regretterai beaucoup.
Votre dévoué
(signature : René Lévesque)
(Je me sens tenu de faire connaître ce texte aux collègues ci-dessous, qui, à l’exception de M. Kierans, étaient au courant de notre «brève rencontre» de vendredi dernier)
Copies à M.M. Eric Kierans, Paul Gérin-Lajoie, Robert Bourassa, Yves Michaud, Jean-Paul Lefebvre.
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Lacoursière, Jacques, Histoire populaire du Québec, tome 5, 1960-1970, Septentrion, 2008, p. 242 à 246