Mardi, 18 juillet 1972
Les trains…
Ils sont remarquables, les rapides «européens» que le Marché Commun multiplie et internationalise comme jamais. Celui que nous avons pris l’autre jour, de Paris A Liège puis en revenant de Bruxelles A Paris, sillonne toute une partie du nord de l’Europe: France, Belgique, Hollande et jusqu’en Allemagne.Trois ou quatre langues — y compris l’anglais évidemment — vous annoncent le départ. C’est un train «turbo» qui marche… 75, 80 milles à l’heure, à un rythme très souple et doux. Une combinaison de wagons à la nord-américaine et de compartiments classiques des vieux pays, chambrettes de 6 places reliées par un couloir latéral. D’un bout à l’autre, en passant par les deux bars et le wagon- restaurant aux nappes éblouissantes, le convoi est bondé. Ici, de toute évidence, les chemins de fer n’ont pas abandonné la partie comme chez nous. Les courtes distances et la densité des populations y sont naturellement pour quelque chose: 2 heures et demie seulement de Paris à Bruxelles, avec une bonne demi-douzaine de villes importantes le long du chemin. C’est rentable.
Le prix de la vie…
C’est cher aussi. Notre Trans-Europe-Express coûte environ $40 pour un trajet de dimension Québec-Montréal. Supplément compris, c’est- à-dire quelques $3.50 à chaque fois pour la réservation d’une place. Et si vous changez de train à la dernière minute, il faut l’acquitter à nouveau. Théoriquement, la première est remboursable. «N’y comptez pas, monsieur, dit le contrôleur, on ne vous remboursera jamais!» Après 5 ans, c’est la première chose qui frappe: la vie est, pour le touriste en tout cas, aussi chère qu’à Montréal. Un repas moyen dans un restaurant moyen ira vite chercher $10 et même davantage, vin compris. Il faut dire que la «moyenne» parisienne sur ce plan se défend encore assez bien merci!… Pour une chambre avec salle de bain, c’est au moins $12-$15 par personne. Des tarifs à peu près montréalais pour le taxi. La vieille Rive Gauche, jadis refuge des démunis (et toujours paradis des déracinés et des «flottants»), est aujourd’hui aussi chère que l’éternelle Mecque touristique Concorde — Champs-Élysées — Étoile (cette dernière, avec l’Arc de Triomphe, s’appelle désormais Place Charles-de-Gaulle sur les affiches… mais il semble bien que tout le monde continuera de parler de l’Étoile…
Classes sociales…
Notons cependant qu’il y a en réalité, encore aujourd’hui, plusieurs prix de la vie. En d’autres termes, une espèce de «classification» s’établit en fonction de la qualité — et aussi des appétits, semble-t-il. Une chemise, par exemple, coûtera entre 2 et 6 dollars au Prisunic du quartier populaire, alors que son homologue de luxe, sur les Boulevards, s’affichera à $20 et même davantage. Tout est un peu à l’avenant. Réflétant les classes sociales que le délire généralisé de la consommation est encore loin d’avoir abolies, il y a plusieurs niveaux de vie nettement différenciés qui coexistent visiblement autour de nous. Dans un pays où l’on sent, dans l’ensemble, une santé et un dynamisme économiques sans précédent. Grâce à de Gaulle surtout, qui les a sortis des dernières aventures coloniales, les Français se sont définitivement repliés sur leur vieil «hexagone» national, prolongé et stimulé par l’Europe des Six et bientôt des Dix. Comme les Hollandais avant eux, ils paraissent y avoir découvert un nouvel élan, tout un potentiel inépuisable de remise en marche et de développement accéléré. Paris est présentement un véritable chantier qui bourdonne dans tous les coins — édifices à bureaux, nouveaux hôtels de style «20e siècle aéroport», nouvelles lignes de métro, nouveaux circuits téléphoniques (oui, enfin, même le téléphone!). Sans compter des «HLM» qui poussent un peu partout en banlieue, le logement subventionné étant en Europe occidentale à quelques années- lumières en avant de nous…
La morosité…
C’est quand même le mot à la mode. Car, derrière la façade rutilante, subsistent de très lourds et graves problèmes. D’inégalité flagrante de participation aux bénéfices, en particulier. J’ignore l’écart exact entre les revenus, du plus bas au sommet, mais il est sûrement énorme, incroyablement plus grand que chez nous. Dans un régime foncièrement «libéral» et un contexte de prospérité, les nantis font visiblement de véritables fortunes annuelles. Mais le SMIC (salaire minimum) est encore en bas de 1000 francs, soit $250, par mois pour des dizaines de milliers de travailleurs. Et la semaine de travail est de 45 heures par semaine. Sur l’impuissance caractérisée des partis de gauche et la terrible lourdeur d’une vieille société rébarbative au changement rapide, flotte donc un climat diffus, sournois, impossible à cerner mais potentiellement explosif, d’insatisfaction et d’une sorte de vide au fond des choses. C’est la «morosité….