Lundi, 31 juillet 1972
De Gaulle «porté» par le Québec…
Revenons à de Gaulle. On y reviendra souvent, À mesure qu’il s’installera dans l’histoire. L’occasion m’en est fournie par le petit livre que Jean Mauriac, journaliste et fils de l’autre, vient de consacrer À la «Mort du général de Gaulle». C’est l’un des grands succès littéraires de l’année. Où l’on trouve un passage extrêmement révélateur sur le fameux voyage de 1967. «Au cours de ma vie, fait-on dire à de Gaulle, ce que j’ai fait, c’est porté par l’événement. Bien sûr, je m’y étais préparé et j’y suis pour quelque chose. Mais enfin, j’ai souvent été un instrument…» Voilà qui expliquerait l’«escalade» du Chemin du Roi, de Québec à Montréal, et finalement, «porté» par l’événement qui culminait sous le balcon de l’Hôtel-de-Ville, le cri retentissant… Auquel tant de cris réprobateurs répondirent aussitôt. En France plus encore qu’à Ottawa, d’ailleurs! C’est sans doute au sujet du «Vive le Québec libre», écrit en effet Mauriac, qu’on cria le plus fort. Dans son exil, la pensée du général de Gaulle revenait quelquefois, douloureusement, sur ce que beaucoup dirent ou écrivirent au retour de ce voyage: «Cette rage des bourgeois français à vouloir effacer la France à tout prix… L’affaire du Québec en a été la meilleure preuve et à tous les échelons… Des Français qui tendaient la main vers la France… C’est invraisemblable! Et on a été jusqu’à penser que je ne tournais plus rond… Comment peut-on imaginer que de Gaulle soit resté indifférent devant des Canadiens français qui criaient «Vive la France» et chantaient la Marseillaise, pendant que la musique jouait le God Save the Queen, et cela après tant d’années d’ingratitude de notre part…»
France si, Français no!…
En voilà assez pour saisir toute la portée — et l’ambiguité de la démarche québécoise du général de Gaulle. Ambiguité qui flottera probablement à tout jamais sur les relations franco-québécoises. Quand le général parle de «Français qui tendaient la main vers la France», qu’évoque-t- il en effet? Ce fait indiscutable, qui nous frappe dès qu’on remet les pieds sur ce vieux sol A la fois étrange et familier: le Québec est bel et bien le «prolongement humain» de la France. C’est même le seul authentique rejeton de bonne taille qu’elle ait produit. Contrairement à l’Angleterre, qui se reconnaît encore dans ses descendances américaine, australienne, néo-zélandaise, sud-africaine — la France n’a réussi que la seule semence coloniale du Québec. Ayant d’autre part perdu le contact pendant si longtemps, elle n’a pas vécu avec nous de période de « décolonisation…. C’est pourquoi, dans notre oreille comme dans leur esprit, il y a quelque chose qui sonne faux quand des Français nous traitent, nous aussi, de «Français…. De même qu’on ressent un certain malaise devant ce mot caractéristique que cite encore Jean Mauriac: «Revenant sur l’affaire du Québec, le général de Gaulle ajoutait: «On dit: C’est trop grand pour les Français. Mais moi, je dis: Ce n’est pas trop grand pour la France!…
Trop peu de temps…
En tout cas, en voilà assez, également, pour regretter que de Gaulle n’ait pas vécu deux ou trois ans de plus: s’il avait pu terminer ses «Mémoires d’espoir», quel fascinant chapitre on aurait pu lire sur le Québec! Dans sa retraite, il pensait surtout à cette œuvre terminale, qu’il avait conçue en trois tomes dont il n’eut que le temps d’achever le premier dans sa 80e année. Mauriac raconte ailleurs: «A Bernard de Gaule, il avait dit, à quelques semaines de sa fin: «Ces Mémoires, comme je voudrais les terminer avant ma mort. Je me dépêche, je me dépêche… j’espère écrire le second tome en moins d’un an…» Il avait ajouté devant son aide de camp: «À 84 ans, j’aurai achevé mon œuvre et ma vie. À 84 ans…»
Les deux fiertés…
Il est de toute façon très flatteur, cet intérêt réel et vif que de Gaulle portait au Québec. Lui qui, dans sa brève retraite, trouva le loisir de visiter — comme il disait — «l’Irlande sauvage» et la «dure Espagne» et qui avait projeté de se rendre aussi dans la «Chine immense.. Pourquoi ce choix d’un trio qui ne saurait plaire à tout le monde?… Mauriac nous rapporte la réponse: «De vrais pays, de vraies et vieilles nations avec de vrais hommes, des hommes fiers…» Or, le fait est que le Québec aussi passionnait vraiment cet esprit exigeant et ombrageux. Cela avait même déteint sur son entourage. Un de ses vieux fidèles, de ceux qui continuent le gaullisme dans l’administration, ne me dit-il pas comme ça, tout bonnement, à la fin d’une conversation: «Vous savez les deux choses dont je suis le plus fier en repassant ma carrière? Mes années dans la Résistance — et le temps que j’ai consacré au dossier québécois…» Je le scrute de mon mieux: il a l’air non seulement sérieux, mais ému…