Jeudi, 3 août 1972
Je passe la plume au «Monde», dont le texte suivant complète fort bien le petit bilan que j’ai tâché de faire dans mes deux dernières chroniques. Ce quotidien, qui demeure le plus influent du monde francophone (comme une sorte de «New York Times» français), ne tendait l’oreille dans le passé qu’aux seuls échos d’Ottawa. Le voici désormais 9ui se met aussi régulièrement à l’écoute du Québec: signe des temps… À preuve, cette interview qui faisait suite à une fructueuse rencontre avec l’équipe éditoriale du journal…
Les choses vont si vite…
«Nous avons profite du passage à Paris de M. René Lévesque, chef du Parti Québécois, pour lui demander comment il voit les perspectives de l’évolution politique du Canada. Tout d’abord, nous l’avons interrogé sur la tournée qu’il entreprend en divers pays d’Europe, en France en particulier.»
«Il s’agissait pour nous, cette fois, a-t-il répondu, non seulement de prendre des contacts officiels — nous avons été, ou serons, reçus par les conseillers de Matignon et de l’Élysée, — mais de «briser la glace» avec l’opinion, les milieux de gauche, communistes y compris, et les syndicats, trop souvent enclins à confondre autonomisme et conservatisme. À plus long terme, notre mission est d’éclairer les esprits sur la rapidité des transformations qui, au Québec, jouent en faveur de notre cause. Les choses vont si vite que l’indépendance du Québec risque de «monter en graine» si l’on ne prend pas les devants en lui frayant ses voies naturelles. Les difficultés économiques et sociales que le Québec traverse en ce moment sont symptomatiques du malaise entretenu par le retard des événements sur le courant indépendantiste.»
Le lever du rideau
«Comment comptez-vous canaliser ce courant et quelle est l’analyse politique que vous faites en vue d’une arrivée au pouvoir?»
«Il faut distinguer, évidemment, ce qui se passe au niveau fédéral et ce qui nous concerne en priorité, à savoir l’avenir du Québec «interdépendant». Sur le premier point, il est clair que M. Pierre Trudeau est à bout de souffle et qu’il n’ira pas jusqu’à la fin de son mandat de cinq ans, comme c’est d’ailleurs la tradition au Canada. On doit donc s’attendre à des élections générales anticipées pour l’automne de cette année (1). Quelle que soit leur date, nous n’y participerons pas, puisque nous rejetons le cadre fédéral. Mais nous exploiterons la campagne électorale pour intensifier notre propre campagne d’information et de sensibilisation du pays.
«Ce sera, en quelque sorte, le lever de rideau de la campagne que nous conduirons lorsque les élections à l’intérieur du Québec viendront à échéance, c’est-à-dire à l’automne 1973 ou au printemps de l’année suivante. Nous comptons bien en sortir vainqueurs. En 1970, nous avons recueilli quelque 700,000 suffrages. Nous estimons qu’avec 1,250,000 nous serons en mesure de former un gouvernement minoritaire ou de coalition. Avec 1,500,000, nous aurions la majorité absolue.
«Séparatisme ne signifie pas…»
«Deux faits consolident cette espérance. En premier lieu, comme je vous l’ai déjà dit, le ralliement continu et massif des élites au Parti Québécois (il nous reste, nous le reconnaissons, un certain travail de pénétration à poursuivre dans les milieux ruraux). Ensuite, le prochain scrutin sera plus honnête que tous les précédents où, d’une circonscription à l’autre, le nombre des électeurs pouvait varier de huit mille à quatre- vingt mille. C’est désormais impossible… Une commission impartiale composée de trois experts est en train d’achever un plan de redécoupage des circonscriptions qui sera ratifié sans problème avant la fin de l’année. Le système majoritaire à un tour, décalque de la méthode anglaise, nous désavantageait dans le passé. Il va désormais nous permettre de faire sentir notre poids. J’ajoute un troisième facteur de succès: l’effondrement de l’Union nationale, de feu Daniel Johnson, dont la succession naturelle nous revient.»
«Comment envisagez-vous les rapports d’un Québec conforme à vos aspirations avec ses voisins et avec la France?»
«Séparatisme ne signifie pas pour nous autarcie, loin de là. Nous garderons des liens spéciaux intimes avec le Canada anglais, et la proximité des États-Unis nous impose une politique de compréhension mutuelle. Avec la France… eh bien! vous connaissez les rapports que nous avons déjà avec elle. Ils fructifieront si Paris les cultive sans l’arrière-pensée d’une «place à prendre» ou d’un exemple à montrer au Québec.»
(1) Hanté par l’échéance électorale française, que beaucoup entrevoient pour l’automne, le journaliste français a inversé mes propos: ce que je disais, c’est que Trudeau a dépassé les 4 ans traditionnels et fera en panique des élections tardives…