Samedi, 5 août 1972
Sur le pont…
Il faut voir Avignon et son vieux pont de la chanson — qui s’appelle Saint-Bénézet, coûte 1 franc à visiter et s’arrête, écroulé, aux trois quarts de la traversée. C’est sur le Rhône, premier fleuve de France qui atteint ici les dimensions et à peu près l’allure du Richelieu… Le pont n’est en fait qu’une extension des superbes vieux murs qui encerclent tout le cœur de la cité que coiffe le Palais des Papes, rappelant la lointaine époque où Avignon fut pendant quelques générations capitale de la chrétienté, c’est-à-dire capitale de tout l’Occident d’alors. À elle seule, la visite du palais, avec ses admirables fresques et toute la charge d’histoire qu’on y sent flotter, vaudrait le voyage. Mais en y revenant le soir, avec la foule des grandes premières, pour assister à un spectacle du festival, on participe à l’espèce de renaissance contemporaine que sa beauté et une intelligente décentralisation artistique valent à la ville et à toute cette splendide région du Midi occidental (vieilles cités de légende et de soleil — Aix, Nîmes, Arles, Montpellier) — cette Provence chantante et, à mon humble avis, pas mal plus attrayante et «vivable» que la Côte d’Azur voisine qui croule sous le tourisme et son exploitation industrielle…
Œdipe et Cyrano…
Ce festival d’Avignon, avec ses extensions ou concurrences tout alentour, c’est la grande saison estivale, au moment où les salles parisiennes se vident. En bien plus petit, c’est ce que nous vivons à Montréal, à la va-comme-je-te-pousse, avec le collier de théâtres d’été qui se reconstitue d’année en année… Mais ici, c’est toute la gamme: concerts, cinéma, théâtre, et la ribambelle des amateurs de tout acabit sur le pourtour… Ce soir, dans la grande cour du palais, c’était une «recréation» spectaculaire de la Comédie Française, les deux «Œdipe» de Sophocle. Sous ces gigantesques murailles médiévales, le sifflement du mistral se mariant avec les voix et les sons de l’antique légende athénienne, ça fait une ambiance hallucinante comme si l’on assistait vraiment à l’aube de la civilisation. Heureusement, car les couplets de Sophocle, ô sacrilège, n’ont vraiment plus grand-chose à nous dire par eux-mêmes. Bons pour les monuments, les siècles sont souvent sans pitié pour la littérature! D’ailleurs, le théâtre tout entier, même celui qu’on dit contemporain, n’est-il pas un peu beaucoup désuet comme forme d’expression, dans notre siècle de cinéma, de télévision? Chose certaine, une ou deux expériences confirment que le «boulevard», moindre effort classique des auteurs à succès, se meurt d’ennui et de médiocrité. Ce qu’on peut voir de mieux? Ce bon vieux classique de «Cyrano de Bergerac» auquel on a redonné une miraculeuse jeunesse. Mais de bonnes pièces vraiment marquantes par des auteurs vivants? Sauf erreur, introuvables. C’est vers les autres «média» qu’inexorablement le talent semble se diriger…
«Antibes-copie»…
Mais pour voir comment vivent les gens du patelin, il ne faut pas être que touriste. Ainsi, j’avais deux ou trois de ces chroniques à recopier. En vain, je cherchais une machine à écrire, sur la «Côte». Finalement, on m’a conseillé un service de copie à Antibes, dans une petite rue au cœur du vieux quartier que j’ai eu bien de la peine à trouver. «Ah! oui, vous parlez sans doute de la dame qui tape toute la journée?» me dit l’agent ventru et bonhomme à qui j’explique mon problème. «Eh bé, c’est là, dans la petite rue, à cinnquannte mètres, pas plusse…» Vraie cellule de moine, un tout petit bureau pas plus large que sa porte, avec deux tables et deux chaises bancales, et derrière une machine à écrire d’âge canonique une dame du même crû écoutant un gros homme qui parle à mi-voix. L’un et l’autre lèvent sur moi un curieux regard de flagrant délit et la dame me prie sèchement d’attendre quelques minutes sur le trottoir. Le gros homme se remet à marmonner, puis la machine crépite quelques instants, et le client sort avec une feuille dactylographiée et une enveloppe toute prête, se confondant en remerciements patois sur le pas de la porte. En rentrant, j’aperçois au mur une carte postale de la France, avec tarifs pour chaque zone. Derrière la façade rutilante, avec ses palaces, ses appartements à vendre dont le nombre se multiplie avec le prix, et ses hordes de touristes et vacanciers dans l’vent, il y a encore ces vestiges qui subsistent: le populo besogneux et même totalement illettré, et cette brave dame qui sert de scribe public… Et qui condescendra heureusement à me taper mes papiers, pour le prix de deux lettres!