Lundi, 7 août 1972
Prolétariat importé…
Un groupe de terrassiers, torses nus, en bordure de la route. Au soleil brûlant, les peaux sur lesquelles la sueur ruisselle sont brun foncé, et les cheveux légèrement crépus au-dessus des sourires carnassiers. Des Algériens sans doute. Ils sont plus d’un demi-million en France. Sans compter une multitude d’autres Africains, avec des Espagnols et des Portugais. Pour les travaux les plus rebutants. Manœuvres, plongeurs et autres tâches que le «citoyen» refuse désormais d’assumer; quant aux femmes, elles seront domestiques, serveuses… Ainsi s’est constituée, en provenance des pays pauvres, une immigration qui n’est pas sans ressemblance avec une caste d’«intouchables», tout en bas de la pyramide sociale. Car cette dernière demeure, aussi résistante et presque aussi visible que toujours, dans ce vieux pays stratifié par les siècles. Après quelques semaines, la perception en est très nette. C’est plus ou moins vrai partout, mais bien plus évident ici qu’en Amérique du Nord: il y a des quartiers, des professions, des divertissements et, bien entendu, des partis de «classe». Les jeunes, les tout-jeunes de moins de 20 ans, semblent vouloir y échapper. Mais rien n’est plus terriblement résistant et engluant que le vieux béton social…
La «maison des maîtres….
Et dans l’ensemble, la structure sociale continue vraiment d’être dure comme du ciment. Avec parfois des extrêmes caricaturaux qu’on est estomaqué de retrouver en 1972. Ce Québécois trop bien reçu par des clients français, par exemple, et qu’on a logé dans une sorte de mini- château au fond d’un parc, non loin de Paris. Il y fréquente un ouvrier et sa femme qui vivent là depuis toujours, à deux pas de cette «maison des maîtres», et les invite à entrer quelques instants. «J’ai dû quasiment les supplier, dit-il, car ils n’avaient jamais franchi cette porte et ça leur faisait le même effet qu’un sacrilège. Ils tremblaient, littéralement, en gravissant l’escalier!… Puis je suis allé chez eux. Lui est l’un des ouvriers les mieux payés à l’usine; pas d’eau courante et les toilettes dehors, au bout du terrain….
Monsieur Louis XIV!…
Par ailleurs, madame Marie Gromtseff, célèbre costumière de théâtre, fait présentement fortune à Paris en répondant à une mode de «dépaysement>, vestimentaire qui balaye le beau monde. Des jeunes de grandes (et riches) familles ne se marient plus qu’en atours du 19éme siècle: falbalas et redingotes gris perle, hauts de forme et tout le fourbi. En province aussi, paraît-il, c’est une ronde scintillante de réceptions et bals d’époque. Quand le reporter est allé voir Mme Gromtseff, elle finissait justement d’emballer un somptueux costume en velours vert mousse tout parsemé de fils d’argent, qui serait aussitôt expédié dans un château à 60 kilomètres de Paris. «C’est pour un grand industriel qui est l’un de mes meilleurs clients, dit-elle. Ce qu’il adore surtout, c’est de s’habiller à la Louis XIV!»…
«Sortir de sa classe»….
Tout cela donne une société qui ne bouge que très malaisément, où il semble bien que les inégalités risquent encore de s’accentuer à l’excès. Du sommet à la base de la pyramide, sauf erreur, la distance est autrement plus forte, vertigineuse même que tout ce qu’on peut imaginer au Québec. Surtout, la mobilité, la possibilité de «sortir de sa classe», sont passablement plus réduites et incertaines. Ici, qu’on parle de classes et qu’il puisse (et peut-être doive) être encore question de «lutte des classes», cela paraît assez normal. Alors que chez nous, sans minimiser nos très sérieux problèmes sociaux, c’est essentiellement du vocabulaire exotique… C’est, à mon humble avis, importer un combat assez artificiel, puisque nos quelques siècles si brefs n’ont pas créé chez nous de champ de bataille comparable à ceux des vieux pays. Sans mérite aucun, nous sommes tombés dans un contexte qui demeure — comparé à d’autres — foncièrement égalitaire. C’est un actif extraordinaire, irremplaçable, à tel point qu’un mois en Europe suffit à vous en redonner la nostalgie. À travers les périples que nous aurons à parcourir et les conflits qui nous attendent, avec la réfection laborieuse d’une société si cruellement dévoyée à bien des points de vue, voilà pourtant une chose à ne pas gaspiller: cette relative absence de paliers entre les hommes…