Mercredi, 9 août 1972
L’Anglais chez lui…
Londres, centre-ville… Il faut préciser, car Londres au complet, toujours revêche aux constructions en hauteur (plus encore que Paris, qui a commencé à faiblir sur ce point), c’est quasiment la moitié de tout le sud de l’Angleterre… Mais le cœur de la vieille London Town, ce n’est qu’un mouchoir de poche sur les bords de la Tamise. De Westminster à Hyde Park, disons, et du dôme de St-Paul à Regent’s Park… Au coin des «speakers», près de Marble Arch, ce défouloir de tous les contestataires, frustrés et «craqués» du pays et d’ailleurs, ça fonctionne toujours à pleins tubes, avec des douzaines d’orateurs se disputant le public du haut de leurs boîtes à savon… Ce public anglais, si gentil et bon enfant dans son climat d’origine, qui vous laisse à chaque fois un puissant goût de revenez-y. Du chauffeur de taxi dans sa limousine noire qu’on dirait inchangée depuis la guerre (celle de 14-18!) jusqu’au «bobby» qui demeure sous son casque colonial le plus serviable des policiers connus, en passant par le moindre piéton qui se fend en quatre dès qu’on s’adresse à lui, c’est du bien bon monde. Assez aimable pour faire de Londres l’une des grandes cités les plus attachantes du monde… Drôle de phénomène: ce contraste saisissant entre l’Anglais du vieux pays, l’Anglais du peuple en tout cas, absolument irrésistible dans son comportement bonhomme et tolérant — et la façon dont il «tourne» si souvent, hélas, dès qu’on l’exporte pour le transplanter sous d’autres cieux!… Le contraire du Français qui, lui, dans l’ensemble, garde précieusement ses caractéristiques, les mauvaises comme les bonnes, sous n’importe quelle latitude…
Adieu l’insularité?…
Tout compris, c’est-à-dire en ouvrant de son mieux des yeux de touriste pressé, Londres semble moins cher que Paris. D’une vitrine ou d’un restaurant à l’autre, c’est un calcul mental à vous donner le vertige: il faut traduire le «nouveau franc» en «nouveaux pence» (maintenant que la livre sterling en a fait des centièmes comme nos cents), puis convertir le tout en dollars!… Mais le résultat global parait indiscutable, c’est meilleur marché. Avec des pointes absolument renversantes. Cette bouteille de bon vin français, par exemple, inabordable à Paris, qu’on se procure à moitié prix à Londres!… Décalages qui tiennent à la fois à une certaine récession permanente dont l’Angleterre n’est pas sortie depuis 10 ans, et aussi à sa situation d’acheteur non incorporé au Marché commun. Avec l’entrée prochaine dans l’Europe des Dix, ça va s’atténuer, pour se faire raboter et homogénéiser comme sur le continent, pour le meilleur comme pour le pire. Innombrables sont encore les Anglais qui craignent le pire: pas seulement ni même surtout en ce qui touche au prix de la vie; ce qu’ils redoutent plutôt, c’est d’être annexés à cette Europe qui leur a toujours paru si peu fiable, si manœuvrable aussi (ils l’ont eux-mêmes assez manœuvrée!) et d’y perdre avec leur chère vieille insularité ce «je ne sais quoi» qui conserve à leur société l’un des cachets les plus originaux qui soient… Tous les communiqués, les votes parlementaires et même les traités solennels n’y changent rien: jusqu’à la dernière minute, on a peine à croire que l’Angleterre ne trouvera pas un bon prétexte pour reculer et rentrer sous sa tente!…
Tea and breakfast…
Pas vraie du tout, la légende qui prétend que les Britanniques mangent si affreusement mal. Au contraire, la moyenne est fort honnête: c’est propre, les ingrédients sont soigneusement choisis et c’est d’ordinaire préparé avec beaucoup de conscience professionnelle! Mais partout, jusqu’à la table «continentale» d’un bon hôtel, même jusqu’au restaurant italien bien coté, ça donne l’impression d’être fait parce qu’il le faut. Point. C’est vraiment manger pour vivre, sans plus. Alors qu’en France on a, si j’ose dire, la «touch» à un point qui finit par lasser le palais et l’estomac, voilà justement ce dont on se méfie le plus ici. C’est sans doute pourquoi, après quelques semaines de cuisine française, on ressent un curieux soulagement (presque inavouable) en retrouvant ce «tea» sucré, ce pain tranché et tout cet ordinaire solide (à commencer par le breakfast) d’où l’imagination culinaire est bienheureusement bannie. De même que le café potable, hélas…