Jeudi, 10 août 1972
«Je me souviens»…
Que chaque peuple a donc la mémoire sélective! Se souvenant de ses bons coups, de ses moments glorieux (même s’ils furent sans lendemain) — et oubliant soigneusement le reste. Sauf dans les manuels d’histoire, et encore: s’il est un coin où la censure chère à madame Casgrain a toujours sévi sournoisement, c’est bien celui-là!… Rien de plus instructif, à ce propos, qu’un rapide passage de Paris à Londres. De l’Arc de Triomphe à la colonne Vendôme (tout le bronze des canons pris à l’ennemi!) et d’Iéna aux Pyramides — cherchez une défaite sur la carte de Paris, vous chercherez longtemps… Sitôt A Londres, en revanche, quels sont les grands points de repère historiques? Trafalgar Square avec sa colonne Nelson, et puis Waterloo-ci, Waterloo-ça — les deux super- victoires remportées sur la France et qui, à l’aube du siècle dernier, assurèrent l’hégémonie britannique jusqu’à la guerre de 14 et l’avènement des USA!… Paris se rappelle surtout les vieilles épopées terrestres, alors que Londres semble rêver toujours, sous son ciel marin, à l’époque où Britannia régnait sur les flots. Il n’y a que les coloniaux comme nous à qui l’on puisse faire avaler la «gloire» durable et… le sain masochisme des Plaines d’Abraham!…
Les capitales d’autrefois…
Il y a toujours plein de boutiques le long de cette ruelle naguère obscure, Carnaby Street, devenue célèbre à l’échelle mondiale depuis (sauf erreur) qu’on y lança la mini-jupe… Et Soho fait de grands efforts pour maintenir sa légende jadis «inquiétante» de quartier cosmopolite et grouillant. Sur Bond et Regent, il y a encore comme un lointain parfum de soieries exotiques et d’antipodes impériales qui flotte autour des grands noms d’import-export sur les façades… Mais la fameuse renaissance «mod» de Londres semble déjà battre de l’aile… Ici comme à Paris, à peine mieux déguisée par l’internationalisme obligatoire d’un peuple qui doit importer pour vivre, c’est désormais une grande métropole foncièrement provinciale, c’est-à-dire une capitale dont l’importance n’est plus que celle du seul pays qu’elle dirige. C’est à Washington, à Moscou, à Pékin, que se sont transportés le prestige et la fièvre des grands rôles planétaires. Et comme jadis le commerce, aujourd’hui les mythes et les modes (sinon le fond) culturels suivent aussi le drapeau et la puissance. N’est-ce pas là le plus puissant de tous les moteurs qui cherchent à déclencher la création d’une forme quelconque d’États-Unis d’Europe? La nostalgie de la grandeur…
«Young Winston»
Cette nostalgie, elle a sûrement sa place, justement, dans l’impatience avec laquelle on attendait la sortie de cette super-production, près de 3 heures de pellicule sur les jeunes années du grand Churchill. Un très beau film, plein de cet humour churchillien, toujours un peu gros et facile, que rend admirablement un narrateur à la voix saisissante de vérité — on croirait entendre, grasseyant et rocailleux, le bouledogue vieillissant en personne… Pour le reste, c’est un véritable album de famille sur l’Empire à son apogée: la fin du 19ème siècle, Victoria Regina, les grandes équipées-promenades des légions invincibles, de la frontière des Indes aux confins du Soudan… Ainsi accompagne-t-on le jeune Winston jusqu’au dernier (et moins glorieux) des triomphes impériaux, la guerre des Boers. Et le rideau tombe juste avant le commencement du déclin. Comme à Buckingham Palace, où la pompe interminable et soporifique du changement de la garde perpétue à la petite semaine — mais pour les seuls touristes désœuvrés — tout le fourbi d’une grande puissance en allée…