Jeudi, 20 juillet 1972
L’Establishment…
Il sera ministre, il est chargé de mission, il a fait quelques séjours à l’étranger. D’ordinaire, il a fait aussi l’une quelconque des «grandes écoles». Très souvent, il vient de l’ENA, cette fabrique de technocrates devenue le laboratoire du pouvoir. S’il est d’une famille aristocratique, cela ne peut lui faire de tort, car l’Ancien Régime se porte fort bien sous la République — surtout du côté des Affaires étrangères, semble-t-il… S’il ne dépasse guère 40 ans et qu’il se pousse avec le mélange requis d’adresse et d’élégante férocité, on le classera parmi les «jeunes loups». S’il a la cinquantaine, il promet encore pourvu qu’il ait été ministre et sache demeurer quelque chose: député, par exemple, ou à tout le moins maire. Presque tous les hommes publics ou «parapublics» sont maires quelque part, dans l’une des 38,000 communes de France. Si ça ne marche pas du côté des affaires publiques, il reste les affaires tout court. Le temps qu’il faudra. Car le va-et-vient semble constant entre l’appareil de l’État et celui du secteur privé ou nationalisé. Dans le vertige d’une visite fiévreuse de quelques jours, tâchant de se rappeler tous les noms, on a l’impression que ce personnel de commande est innombrable. En fait, ils ne sont probablement que quelques milliers dans ces milieux dirigeants qui, depuis le retour du général de Gaulle en 58, ont passé quatorze ans à se maintenir dans l’orbite du pouvoir. À Paris toujours, à Paris seulement, d’où tout départ prolongé est pour eux un exil.
Le dossier québécois…
Dès l’abord, une chose saute aux yeux. Notre «dossier» est infiniment mieux connu, plus clairement perçu, qu’on n’osait l’espérer. Ministres, députés, hauts fonctionnaires, tous ceux que nous avons rencontrés semblaient remarquablement au courant de l’évolution récente du Québec. Il fut un temps, qui n’est pas si éloigné, où le Québec vu de Paris c’était bien plus loin que le Pérou ou même l’Afghanistan. Sans doute parce que ça manquait d’exotisme: comme une simple province détachée… Aujourd’hui, on voit nettement, chez ceux qui comptent en tout cas, qu’il s’agit d’un «cas» original où la même langue ne doit pas dissimuler les différences tout en constituant un bien fondamental à partir duquel on peut faire pas mal de choses ensemble… Ce qui frappe plus agréablement encore, c’est qu’on évalue très justement la place du Parti Québécois, le rôle majeur qu’il joue déjà et, surtout, celui que son «second souffle» lui permet présentement d’escompter pour l’avenir. Ici aussi, les événements ont bien travaillé. La dégringolade du gouvernement de P.E. Trudeau n’est un secret pour personne dans les milieux proches de la politique. Dire qu’on s’en désole serait pure invention… Quant à notre mini-gouvernement de Québec, charitablement on en parle le moins possible. Une constatation assez extraordinaire qui m’est apparue brusquement après dix jours: M. Bourassa est venu à Paris et a rencontré la plupart de ceux que nous voyons — or, pas une seule fois on n’a fait allusion à son passage! Ou bien ça n’a pas laissé de traces, ou alors les traces sont de celles qu’on préfère oublier…
Et la présence…
Mais heureusement, le Québec d’aujourd’hui a bien d’autres façons d’être présent en France. Les deux meilleures, à mon avis, sont la Délégation Générale de Paris au plan officiel, et l’armée croissante des visiteurs «ordinaires» qu’on retrouve quasiment à tous les coins de rue. Ceux en particulier qui viennent pour travailler — y compris un certain nombre de nos étudiants… La Délégation Générale, avec son statut quasi diplomatique, est une sorte d’ambassade en porte-à-faux qui, avec un tout petit personnel, semble accomplir une besogne assez extraordinaire. Chose certaine, elle est au moins aussi répandue que le lourd et coûteux appareil de l’ambassade fédérale et sans aucun doute d’un climat bien plus attrayant. Ça doit être terriblement ambigu, mais assez excitant aussi, de représenter A l’étranger un pays en puissance, dont les hauts et les bas ne peuvent masquer l’inéluctable ascension vers l’indépendance. Surtout dans une atmosphère foncièrement sympathique et, désormais, lucidement sympathique, comme celle qu’on trouve ici de plus en plus… Quant aux visiteurs, ils sont littéralement partout. En province, deux jeunes infirmières en vacances au premier restaurant venu. Un colloque de poètes en banlieue de Paris, Pierre Perrault et son équipe à une terrasse de café, en partance pour la Bretagne à défaut de Charlevoix… Un universitaire au coin de la rue, qui vient de passer sa thèse. Tiens, même Gérard Pelletier, au Café de Flore où il méditait avant de repartir pour Helsinki: d’un ton détaché, il parlait surtout de livres et de films. Recyclage à l’horizon?…