Samedi, 22 juillet 1972
La rose de Mézidon…
La rose, c’est ici l’emblème du Parti Socialiste, qui a pris sous ce vocable simplifié la relève de la vieille SFIO (Section française de l’international ouvrière) depuis quelque deux ans. Nouveau nom, nouveau programme, nouveau leader (François Mitterrand, ancien ministre d’une foule de cabinets, un bon quart de siècle de politique et, pas tellement loin de la soixantaine, homme qui «promet» toujours) — mais durabilité extrême des vieux comportements comme des traditions «populistes» du socialisme d’antan. Dont cette fête annuelle de la rose, que l’on célèbre cette année à Mézidon. C’est une petite commune normande à laquelle son nœud ferroviaire, avec la présence concentrée de cheminots syndiqués et militants, vaut l’honneur insigne d’être la seule municipalité socialiste de tout le département du Calvados! On nous y a invités à voir comment ça se passe et aussi à rencontrer brièvement M. Mitterrand. Dans le parc communal tout détrempé, malgré cette pluie qui tombe à tout bout de champ d’un ciel lourdement chargé, c’est la plus sympathique des fêtes villageoises. Quelque chose comme une Saint Jean- Baptiste de campagne. Des forains ont parqué leurs roulottes et organisé un brin d’amusements à côté du terrain central bordé de stands où quelques centaines de jeunes et vieux partisans, mêlés à des curieux aux visages prudemment impassibles, passent le temps à des concours et jeux de cirque rural, achètent programmes et autres publications socialistes et, surtout, la rose emblématique, une vraie, bien emballée et pleine d’épines terriblement authentiques…
«Mon ami Lévesque»…
On attend M. Mitterrand, parti de Marseille ce matin en petit avion, et qui cherche interminablement dans les nuages noirs le chemin obscur de Mézidon. Il a déjà deux ou trois bonnes heures de retard. La foule s’impatiente doucement, patiemment, à la normande… Deux ou trois fois, le secrétaire général de la Fédération départementale, puis d’autres organisateurs, ont dû monter à la tribune pour annoncer l’arrivée toujours «imminente» du leader. Enfin, vers trois heures, il est là. Où? À la salle municipale ou bien ici, sur le terrain? Grande discussion, on s’interpelle, on court d’un côté puis de l’autre, finissant par faire revenir tout le monde devant la tribune foraine: «Sinon, le terrain serait déserté et tous nos stands seraient pillés au retour!» La Normandie n’est pas trop hospitalière au P.S… François Mitterrand doit en être un peu beaucoup conscient. Naturellement lointain et réservé, il a l’air fourbu de surcroît. Il serre quelques mains, se montre modérément intéressé par notre présence et laisse tomber quelques phrases diplomatiquement incolores sur le cas québécois. Le ciel s’éclaircit brusquement juste comme il monte à la tribune et un arc-en-ciel apparaît à l’horizon. Il oubliera, curieusement, de noter ce bon augure du firmament, de même qu’il ignorera également si les candidats du parti sont déjà désignés ou sur le point de l’être dans la région pour les élections législatives qui viennent! Mais il n’oubliera pas totalement le Québec, en revanche: on m’a aimablement forcé à monter sur la tribune, avec deux ou trois autres «visiteurs distingués» et, à un détour de sa harangue, montre en main pour se rappeler l’heure du départ, le leader se tourne vers moi en prononçant d’un ton «gaullien» qui évoque certains souvenirs — «Mon ami Lévesque…» Je ne me souviens plus trop du contexte oratoire dans lequel l’expression a surgi…
Le philosophe et le musicien…
Parmi les participants, un curieux couple de célébrités qui, ce soir, animeront à Mézidon un débat populaire sur l’avenir du monde et de la société. Il y a d’abord Roger Garaudy, l’ancien communiste «défroqué» dont le dernier ouvrage sur son cheminement personnel fait présentement grand bruit. Il s’y conduit, paraît-il, jusqu’à la nostalgie éloquente d’un retour au christianisme. Tête blanche, guère causeur, il n’a de toute évidence que peu ou pas fréquenté nos affaires… L’autre, colosse crépu à l’air doux et un peu absent, c’est Theodorakis, le fameux compositeur et musicien grec en exil. Dernière recrue d’importance des socialistes, ceux-ci l’exhibent avec une évidente fierté. Avant le débat, lui et ses musiciens donneront ce soir un concert de ses œuvres. Un de ces jours, m’apprend-il dans son français lent et chantonnant, il viendra à Montréal pour voir si la communauté grecque y est aussi conservatrice et «pro colonels» qu’on le lui a laissé entendre. Il me semble plutôt, sauf erreur, qu’elle est discrètement mais très profondément partagée sur le plan politique. Cela paraît le soulager… François Mitterrand, lui aussi, a l’air soulagé: après un bref arrêt à quelques stands, le voilà qui prend congé du maire et des leaders locaux, remonte en Citroën et reprend le chemin de l’aéroport. Quelques applaudissements, fort clairsemés: l’opposition de gauche a une grosse côte à remonter en Normandie…