Jeudi, 27 juillet 1972
«M. Spaak et tout ça!»…
Nous voici à Bruxelles, à la porte du Cercle Gaulois où le club Sambre-et-Meuse nous a invités à déjeuner pour parler du Québec. Sensation: Paul-Henri Spaak, ancien premier ministre, grand «Européen» (et oncle, je crois, de Catherine Spaak) nous fait l’honneur de sa présence. Aussi le portier ne se perd-il pas dans les détails: «Salle du fond, nous lance- t-il, avec M. Spaak et tout ça!» À 72 ans, Paul-Henri Spaak est toujours en grande forme, massif, avec un air de bouledogue churchillien et la répartie d’un vieux jouteur qui ne se néglige pas. Il continue de prêcher aussi fort que jamais le fédéralisme européen et voit dans toute réticence, même dans toute étape intermédiaire, une sorte de nette subversion. On peut croire, comme c’est mon cas, qu’il risque à la fois d’anticiper et de retarder… Retarder, parce qu’il poursuit évidemment un vieux combat, mais dans un climat qui semble exiger de nouvelles armes. Anticiper aussi, car de toute évidence l’Europe des Dix est encore à bien des années de toute superstructure politique, si tant est qu’elle doive jamais y parvenir. De toute façon, ce serait alors autre chose qu’un fédéralisme à la grand-papa… Quoi qu’il en soit, M. Spaak s’intéresse tout de même à nos raisons à nous d’être anti-fédéralistes et montre sur ce point une sympathie éclairée. De grande famille bruxelloise et d’un milieu francophone qui sent sa vieille hégémonie culturelle menacée par la montée flamande, il a récemment apporté une caution spectaculaire au nouveau parti métropolitain qui a balayé les élections dans la ville et les environs: une sorte de FRAP linguistique qui a réussi… C’est sans doute ainsi qu’on s’explique l’intérêt qu’il s’est découvert également pour le «cas» québécois.
L’Amerikan-Piss!…
Si peu de temps, quelques heures à peine, pour revoir Bruxelles, cette «capitale» économique d’une Europe non fédérale — et qui ne le sera pas de sitôt — sauf peut-être «à la carte», pièce par pièce, et finalement d’une façon qui sera originale et fort loin de fédéralismes désuets et figés comme celui qui achève chez nous…
Le grand centre ultra-moderne des «Communautés européennes», véritable cité administrative des technocrates du Marché Commun, annexe déjà tout un quartier de cette ville en expansion constante qui dépasse les 2 millions d’habitants. Mais le vieux coeur ne semble pas avoir changé. La Grande Place, ce «carré» en dentelle de pierre, tout en flèches, gargouilles, lucarnes et vieil or, est en plein «ravalement» suivant l’exemple de Paris.
Les cars de touristes y débouchent sans arrêt, font trois petits tours avec l’arrêt réglementaire pour les photos, puis repartent vers les hôtels… Ce parc hôtelier, ici comme en France, est en rapide renouveau — une foule d’hôtels ultra-modernes, American style avec la note européenne (l’inévitable bidet, bien sûr, le savon rare mais de qualité et une mystérieuse pénurie d’allumettes!…).
La «Brussels Residence», par exemple, réalisation toute neuve et rutilante de la Sabena, offre des «split-levels» avec petit salon et loggias, munis à chaque niveau de la salle de bains, au beau milieu de la ville… Comme les trains Express, comme les grues sur d’innombrables chantiers, comme l’effarante circulation automobile, comme la ruée sans cesse croissante sur tous les produits d’une société de consommation, autant de séquences d’un grand film d’aventure à quelques milliers d’acteurs importants et quelques centaines de millions de figurants dans dix pays: celui d’une Europe en transition, lancée à toute allure sur la route d’un super-rattrapage, à travers une jungle inextricable d’appétits et de confusion, vers le plus incertain des avenirs…
Mais le passé se maintient tout de même partout dans le décor, pour les touristes sinon pour ces Européens soudainement si pressés: à deux pas de la Grande Place, grimaçant dans sa niche, le petit MonnakenPiss aux 1000 costumes poursuit inlassablement sa démonstration de gauloiserie flamande — mais il parait qu’on s’amuse désormais à l’appeler très souvent l’Amerikan-Piss…