C’est une vieille horloge suisse, confortablement installée dans un coin ensoleillé de la salle à manger. Elle est d’une haute stature, plus de sept pieds. Le cadre est en noyer. Des vernissages successifs l’ont conservée en bon état durant sa longue existence. Le fronton est merveilleusement sculpté. C’est un fouillis de petits sillons de bois, enchevêtrés avec symétrie et art. L’artiste suisse qui a gravé cela devait être un de ces artisans d’autrefois – ils sont maintenant disparus – qui travaillaient plus pour produire des chefs-d’œuvre et pour leur contentement personnel, que pour de l’argent. Le progrès, par le perfectionnement de l’outillage a permis de produire des articles de ce genre beaucoup plus rapidement, mais il tue l’initiative personnelle, l’originalité, par le moule toujours le même de ses manufacturiers.
Mais revenons-en à notre horloge.
Encadrées par les décorations du fronton, les armes de la vieille famille noble, à qui appartenait autrefois le meuble, sont encore visibles.
Presque au faîte, une grande face ronde, encadrée d’un cercle de cuivre, et qui nous regarde avec dignité du sommet de sa haute stature, est ornée de chiffres romains, que j’avais toutes les peines du monde à déchiffrer quand tout petit, j’apprenais l’heure.
A environ trois pieds du plancher, une autre ouverture laisse voir, à travers la vitre, le fatidique pendule, se promenant avec une paresseuse régularité dans sa cage de bois.
Toutes cette pesante structure repose sur quatre courtes pattes fortes que le poids de l’horloge semble écraser et clouer pitoyablement au sol.
Derrière le cadre, il y a une porte par laquelle on peut nettoyer et huiler les rouages si le besoin s’en fait sentir. Comme il reste encore de l’espace dans la partie basse lisse de la boîte, combien souvent ce recoin sombre nous servit quand, tous jeunes, nous jouions à cachette mes frères et moi !
Quant à sa voix, elle est celle d’une vieille personne : grave et un peu fêlée. On ne l’entend qu’une fois par heure.
Vous le voyez, cette horloge n’est pas une horloge vulgaire. Non, il s’en dégage un je ne sais quoi de digne et de grand. Les armoiries qui y sont gravées, ou encore son grand âge, sont peut-être la cause de cet air vénérable. En tout cas, quand on la voit pour la première fois, on ne peut s’empêcher de penser que ce doit être là une horloge bien remarquable… Et l’on ne se trompe pas, c’est une horloge historique….. Ne souriez pas. Je vais vous raconter comment j’ai appris l’histoire de ce meuble.
Il y a quatre ans de cela. J’avais alors neuf ans. Cette horloge m’intriguait depuis longtemps. Je me demandais souvent sa provenance et son âge. Je dois vous avouer que j’ai toujours été très curieux et que, durant mes premières années de classes, mes maîtresses ne réussirent pas à faire disparaître ce vilain défaut. Aussi, sans demander de renseignements à personne, je me permis bien de pénétrer ce mystère. Voici comment.
Un beau jour d’hivers, papa et maman partis en promenade avec mes petits frères, je suis seul à la maison avec le bébé et la servante. Vous comprenez si je profite de l’occasion. Je me glisse derrière l’horloge, j’ouvre la porte et je pénètre aisant [sic], non sans quelque émoi. Aussitôt je frotte une allumette (dérobée ?) et, à cette lueur tremblotante, les ténèbres se dissipent. J’allume une autre allumette, puis une autre, et ainsi de suite j’en dépense une quinzaine. Mais mes recherches menacent d’être vaines. Je m’imaginais trouver des tiroirs secrets, des cachettes, et voilà que je ne trouve même pas le plus petit document. À la seizième allumette, la dernière, dont je projette désespérément la flamme dans un coin obscur jusque là inexploré, tout ravi, je vois presque effacées, à peine lisibles, ces caractères : « 1663 – Franz SCHWARTZ ». Quel nom malsonnant ! Ce doit être celui de l’artiste qui a fait l’horloge. Mais à part cela il n’y a rien, que de la poussière et des toiles d’araignées !
Ne découvrant plus rien, je sors de mon réduit et j’attends avec impatience le retour de papa et maman. À leur arrivée, je fais part de mon enquête à papa et je lui demande de me raconter l’histoire de l’horloge. La date ancienne et le nom mystérieux que j’ai découverts ne font qu’augmenter mon impatience. Je prévois un conte passionnant et vrai, deux qualités que les contes allient très rarement. Aussi laissé-je de côté toutes mes recherches pour entendre l’histoire au plus tôt. Papa accepte. Après le souper, il nous emmène au salon, nous nous asseyons tout auprès du foyer où une bonne grosse bûche d’érable – nous n’avez pas oublié que nous sommes en hiver – pétillait gaiment, et il commence:
L’artiste suisse, dont René a lu le nom dans le bois fabriqua cette horloge et la vendit à une famille française, vers 1663. C’était une merveille en ce temps-là, que cette horloge. Elle assista, du château de ses nobles propriétaires – c’étaient des marquis – aux triomphes et aux gloires de grand règne. Puis elle s’attrista de la dissolution de la noblesse française sous Louis XV. Patriotique, elle pleura les malheurs de la Révolution et dut émigrer en Angleterre avec son maître, le marquis, car elle était demeurée dans la famille.
Elle revint triomphante acclamer Napoléon, qui amnistiait les émigrés. Durant quinze ans, elle vécut tranquille, heureuse des triomphes éclatants de la patrie. En 1815, elle dut regretter Bonaparte, car son propriétaire, quoique [noble], était colonel dans les armées impériales. Cinq ans plus tard, ayant pris part à un complot bonapartiste contre Louis XVIII, il dut quitter la France et emmena le vieux meuble avec lui. N’ayant du qu’à son esprit de se dérober aux poursuites, liquider ses biens, le marquis fut réduit à la pauvreté. Il dut vendre la vieille horloge. Il fut bien triste de laisser là cette vieille amie, qui, depuis plus de deux cents ans, était la propriété de sa famille. Mais il ne pouvait faire autrement. Il la vendit donc. Et avant de la quitter, il enferma dans la cage du pendule un petit cahier, racontant en détail l’existence de la vieille horloge. C’est un résumé de ce livret que je viens de vous faire.
Maintenant, ajouta papa, je vais vous parler du séjour de ce meuble dans notre famille.
En 1850, c’est-à-dire environ trente ans après la vente de l’horloge, votre grand-père, alors âgé de vint-cinq ans, l’acheta dans un bazar. Elle avait été oubliée durant ces longues années, dans une remise. Son propriétaire, fils de celui qui l’avait acheté, la donna aux organisateurs de ce bazar. Votre grand-père la fit transporter chez lui. Cependant, depuis, plus d’un quart de siècle, le petit document inconnu reposait au fond de la cage du pendule. Quand on voulut faire marche le balancier, on la découvrit et l’on apprit ainsi l’histoire merveilleuse du vieux meuble.
Depuis ce temps, elle est demeurée dans la famille. Elle a sonné aux baptêmes, aux vôtres, mes petits, et l’on aurait dit que dans ces circonstances, sa voix devenait plus claire et joyeuse. Aux décès, plus grave, semblait-il, sa voix nous avertissait de nous préparer, que nous avions une heure de moins à vivre à chaque sonnerie.
Aux mariages, elle jubilait dans son coin, la bonne vieille.
À la mort de votre grand-père, elle m’échut en héritage. Depuis, elle est toujours demeurée là, dans ce coin de la salle à manger.
Discrètement, amicalement, elle nous avertit et nous renseigne. Son tic-tac est un ami, et l’ont sent quelque chose d’anormal quand on ne l’entend pas.
Mes enfants, cette vieille horloge, cette bonne amie, que celui de vous qui l’aura plus tard la conserve soigneusement et ne s’en sépare jamais: elle fait partie de la famille !
Maintenant, allez-vous coucher ! Il est près de neuf heures !
— « Merci papa. – Bonsoir papa ! »
Ce soir-là, maman dit que nous nous sommes endormis très tard !…
René Lévesque
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Article paru dans le journal L’Envol (Séminaire de Gaspé), le 12 avril 1936.