Source : «Un vote indépendantiste à 50 p. cent : Lévesque y croit», Plus, Montréal, samedi 21 mai 1983, p. 3-6.
PLUS : Vous avez évoqué vous-même la possibilité que la prochaine élection se fasse sur l’indépendance. Dans le contexte actuel, après le conflit du secteur public, après le référendum, après la récession, comment peut-on penser que cette question puisse être de brûlante actualité?
René Lévesque : Une chose au départ : il y a toujours des gens pour qui ça ne sera jamais le temps de reparler d’indépendance nationale; ils n’en veulent pas. C’est normal. Il y a des intérêts que ça dérange, il y a tout un régime hostile : pour eux, ce ne sera jamais le temps. Quand ça va mal, ce n’est pas le temps car les choses empireraient. Quand ça commence à aller mieux, ce n’est pas le temps parce que – on ne sait jamais – la relance pourrait être compromise. Il y a des gens, à l’autre extrême, qui voudraient qu’on en parle sans arrêt, tous les jours que le bon Dieu amène. Et c’est vrai que ne n’était pas le temps au pire de la crise, à partir du moment où l’on s’est enfoncé à l’automne 81 et à travers pas mal toute l’année 82, en ce sens qu’on aurait perdu son temps. Nous serions allés à l’inverse des véritables préoccupations des gens. Tout le monde vit au jour le jour, on ne vit pas seulement dans des perspectives d’avenir. Mais maintenant, moi je pense qu’il y a une reprise qui commence à se dessiner : elle est encore fragile mais elle est là. Et de toute façon, quelle que soit l’évolution, nous sommes en précampagne. D’ici deux ans, deux ans et demi, il y aura des élections. Au cœur de ces élections se situera absolument la question nationale, c’est-à-dire l’avenir du Québec. Il ne faut pas se faire d’illusions : certains aimeraient que le sujet disparaisse. Dans n’importe quelle société au monde, à partir du moment où cette idée d’indépendance prend corps et obtient, comme on l’a fait au référendum, à peu près la moitié du vote de la nation concernée, le vote francophone en l’occurrence, il faut que l’évolution continue : ou bien, un jour, le projet est définitivement abandonné, ce qui veut dire que le Québec français aussi s’abandonne.Ou alors l’indépendance se réalise. Quelles sont les étapes, les scénarios? Moi-même je n’ai jamais aimé beaucoup les scénarios, d’autant plus qu’il y a une bonne vieille sagesse qui dit que, toujours, l’imprévisible arrive. Mais une conviction profonde s’est enracinée dans des centaines de milliers d’esprits. Et quand bien même on me casserait la tête en me disant : c’est pas le temps, c’est pas le temps, j’ai l’impression que, mises à part les périodes de crise profonde comme celle qu’on vient de traverser, ça va toujours fondamentalement être le temps jusqu’à ce qu’on soit sûr que c’est réglé. Pour le meilleur ou pour le pire.
PLUS : Ne s’ajoute-t-il pas à tous les autres handicaps le fait qu’une certaine partie de vos alliés d’hier, les forces de gauche, sont susceptibles de vous laisser tomber cette fois, après le conflit du front commun?
René Lévesque : On courait le même risque aux dernières élections parce qu’en 1979-80, il y avait eu divergence avec ce que vous appelez les « forces de gauche ». Les enseignants entre autres ont pratiqué une forme de chantage à notre égard dans le genre : si vous êtes pas plus condescendants, plus généreux disons, si vous ne lâchez pas des choses, c’est bien malheureux, mais votre référendum – parce qu’il s’en venait – vous pourrez toujours courir. La seule réponse qu’on peut faire à ces personnes, c’est que si c’est ça vos convictions, marchandez-vous ailleurs, moi je me marchanderai pas là-dessus. Je pense que c’est superficiel. Lors des périodes de hargne, au moment où l’on a l’impression d’avoir perdu une grève pour la première fois, il est sûr qu’elle dure cette hargne-là pendant un an, deux ans. Après, elle s’estompe. Car au-delà du gouvernement en cause, quel qu’il soit, si ces gens-là sont convaincus d’une idée fondamentale pour l’avenir de notre collectivité, je ne pense pas qu’ils soient incapables de surmonter leur mauvaise humeur.
PLUS : Vous dites donc que les prochaines élections vont porter sur la souveraineté…
René Lévesque : Pas exclusivement quand même. Nous disons que quant à nous, ce sera un sujet central, pas le seul sujet.
PLUS : 50 p. cent des voix que vous recherchez pour l’indépendance, c’est le 50 p. cent de 80 p. cent de la population francophone ou 50 p. cent de toute la population québécoise?
René Lévesque : Cinquante p. cent de toute la population québécoise, cela voudrait dire au delà de 60 p. cent du vote français au Québec. N’oublions pas qu’au premier chef, il s’agit de l’avenir de la nation française. Tous les Québécois sont québécois mais le cœur du problème, on le sait depuis le temps de la Commission Laurendeau-Dunton, si ce n’est pas depuis 1867, c’est là.
PLUS : Donc, c’est clair, c’est 50 p. cent de 100 p. cent des résidents du Québec.
René Lévesque : C’est une démocratie normale.
PLUS : Il y a des gens qui disent que comme il n’y a à peu près jamais de gouvernement au Québec qui n’a obtenu 50 p. cent…
René Lévesque : Non, il faut compter avec une certaine prise de conscience. Je ne vois pas pourquoi on serait plus impuissants que d’autres. Évidemment qu’on a été colonisés jusqu’au trognon. On a eu des élites très-très coloniales. Et Dieu sait qu’on en a encore. Je ne veux identifier personne. Mais il y en a qui sont vraiment des fossoyeurs de n’importe quoi pourvu qu’ils surnagent. Tous les peuples ont connu ça plus ou moins, mais nous, nous avons été bien servis. Mais il reste que si sursaut collectif il y doit y avoir, il viendra si nous sommes un peuple convenable. Convenable au sens de normal. À mon humble avis, la normalité, c’est la santé : un peuple qui a des racines, une histoire, qui a tout ce que véhicule ce qu’on appelle au sens large la culture, une culture qui n’est pas celle de reste du continent, constitue une nation. Et une nation a le droit de prétendre s’appartenir dans l’interdépendance de plus en plus évidente dans le monde, de s’appartenir pour ses principales décisions. Je crois que ça peut venir. Cela s’est vu souvent : dans à peu près tous les votes (sur l’indépendance) – et il y en a eu beaucoup, je pourrais remonter jusqu’à le Norvège quand elle s’est séparée de la Suède – c’est des 80, 90 p. cent à certains moments. Alors pourquoi croire que nous sommes incapables d’un sursaut?
PLUS : Ce nouveau test électoral, est-il plus important qu’un autre? S’il vous était défavorable, il y aurait d’autres tests ensuite?
René Lévesque : Je vous l’ai dit, je ne veux pas faire des scénarios. Quosse ça donne, comme disait Deschamps à propos des unions? Il suffit de lire l’histoire un peu pour établir des points de comparaison. Avant ma rencontre avec le premier ministre de Grèce, M. Papandréou, j’ai gratté un peu d’histoire de ce pays. On s’aperçoit que le Grèce, qui avait son identité, sa langue, sa culture, la Grèce est resté 2 000 ans colonisée, absolument incapable de prendre quelque décision. Elle aurait normalement dû disparaître, se noyer dans l’histoire. Et 2 000 ans après, ils en sont sortis. Ils n’avaient jamais abandonné cette idée (d’indépendance), cette idée de santé normale, quoi! Les Irlandais, de génération en génération… il fallait absolument qu’un jour, ils puissent se réaliser comme peuple. Quant aux Écossais, 300 ans après la fusion plus ou moins forcée avec l’Angleterre, ils se considèrent encore à beaucoup de points de vue comme un peuple absolument distinct, en dépit de la communauté de langue. On a même été obligé depuis longtemps de leur concéder une série d’éléments d’identité, des droits particuliers et certaines institutions. En Europe, regardez les communautés nationales. Dans le cadre maintenant très élargi du Marché commun, il y a une réaffirmation des identités nationales : les Wallons, les Flamands ont maintenant leurs institutions distinctes. L’Espagne vient de signer une petite entente, modeste mais qui peut donner des résultats éventuellement, avec la Catalogne. Quand je vois des Jos Connaissants qui disent : le nationalisme, c’est enterré, l’idée d’indépendance nationale, de souveraineté, c’est désuet, je pense que plus désuets que ceux qui le disent à contre-courant, comme Trudeau et d’autres, c’est difficile à trouver.
PLUS : Trudeau justement a promis de vous faire la fête si vous tenez une élection sur le thème de l’indépendance…
René Lévesque : Je pourrais dire en langage familier : plus on sera de fous, plus on aura de plaisir, mais Trudeau… Je le regarde aller. Il a été dit méchamment récemment : chaque fois que Trudeau accorde une entrevue, il donne l’impression d’un gars qui essaie de livrer un chapitre des ses mémoires d’une façon un peu extra-terrestre; il essaie de ressembler à un petit E.T. innocent qui flotte au-dessus de la réalité. C’est vrai qu’il fait terriblement déconnecté. Mais par ailleurs, il ne devrait pas jouer à l’innocent : depuis 15 ans, qui est-ce qui a fourré le pays dans un bourbier? Il a eu le malheur de parler du «cloaque du nationalisme »; le cloaque véritable dans lequel patauge le Canada, c’est son gouvernement qui l’a fabriqué et sur tous les plans. Quand viendront nos élections, s’il est encore là, il fera de son pire comme d’habitude. Je ne veux pas juger de sa longévité politique; ils ont toujours marché sur les sondages presque exclusivement. En 1979, les sondages les ont fait attendre jusqu’à la dernière minute. Je pense que leur dernière carte un peu intéressante était l’espoir du budget Lalonde; si les sondages d’ici quelques mois leur disent qu’ils sont encore à 30 p. cent face à quelque chose comme 50 p. cent pour l’autre parti, je pense qu’on verra probablement des choses. Mais enfin, ça ce n’est pas mon problème.
PLUS : Il n’en reste pas moins que M. Trudeau reste un des plus gros, sinon le plus gros empêchement pour votre projet.
René Lévesque : Oui, mais il y a une loi des rendements décroissants chez les Bonhommes-sept-heures!
PLUS : Quoi qu’il en soit, au-delà de M. Trudeau, la scène fédérale vous intéresse. Vous n’avez probablement pas le choix en tant que premier ministre…
René Lévesque : Dans quelque avenir que ce soit, il faut quand même travailler avec les événements qui passent. Dans l’intérêt du Québec, il serait presque immoral de ne pas essayer de contribuer le mieux possible à casser l’emprise d’un parti unique fédéral (au Québec) qui dure depuis trop longtemps, qui a fabriqué du carriérisme et qui manifeste une espèce d’arrogance qui dépasse toutes les bornes. Une espèce d’usage du pouvoir pour le pouvoir qui a desservi le Québec comme c’est pas permis depuis trop longtemps. Alors, qu’on soit dans un régime fédéral X temps encore, je crois que si on peut relâcher cette espèce de carcan fou et stérilisant, tant mieux…
PLUS : Est-ce que vous voulez dire que si M. Trudeau n’était plus là, ce serait plus facile de faire avancer l’idée de l’indépendance?
René Lévesque : Pas nécessairement. Trudeau a eu un effet de braquage. C’est normal. Il ne faut pas oublier qu’il a été élu en 68, du côté du Canada anglais, pour Keep Quebec quiet, comme on dit en anglais, c’est-à-dire, à toutes fins utiles, pour enrayer une évolution du Québec, une espèce d’auto-affirmation du Québec qui, déjà à l’époque, paraissait excessive. Il a fait le job de son mieux pendant 15 ans. À mon avis, il a agi comme un fossoyeur de l’évolution du Québec. Peu importe que l’on soit fédéraliste ou pas, ils ont vraiment fait de leur pire. Ils en porteront la responsabilité un jour. Mais quand viendra la prochaine élection, quels seront les poids relatifs, les influences relatives de tous ces facteurs? Moi j’ai l’impression que M. Trudeau – c’est méchant de le rappeler mais c’est lui qui a déjà eu le malheur de le dire à propos des autres hommes publics – est un peu devenu un épiphénomène.
PLUS : Les sondages donnent les conservateurs très nettement en avance sur les libéraux et vous avez vous-même évoqué – du moins ça a été interprété comme tel – une certaine préférence pour M. Clark…
René Lévesque : Est-ce que ce serait plus facile ou difficile avec l’un ou l’autre? Trudeau a créé un braquage auprès d’une bonne partie de la population au Québec, il a contribué à tout durcir. Dans le cas de Clark, durant ses neuf mois de pouvoir, ce fut plutôt l’inverse. Les personnalités jouent; mais au-delà des personnalités, la situation peut devenir plus compliquée. On peut se dire : voilà un bon gars qui est capable de régler des problèmes que tout le monde avait rendu insolubles – il l’a fait d’ailleurs pendant qu’il était là. Il y donc toujours cette illusion un peu coloniale qui nous colle à la peau : bah, ça va se mettre à mieux aller, donnons une autre chance au fédéralisme. Ça peut durer un certain temps! Ce qu’il y a de clair, c’est que quel que soit l’homme ou la dame éventuellement au pouvoir à Ottawa, le régime demeurera toujours atrophiant pour le Québec, parce que derrière la façade du pouvoir fédéral demeurent le mandarinat et le poids absolument déterminant de l’Ontario. La ligne Toronto-Ottawa va toujours être centrale dans ce régime.
PLUS : En ce moment, quels sont les dossiers que vous considérez les plus importants pour le gouvernement?
René Lévesque : Il y en a plusieurs. Le dossier le plus obsédant, c’est forcément le dossier investissement, développement économique, reprise économique, éventuellement relance. Il ne faudrait pas que le Québec traîne de la patte derrière les autres : il faut se positionner, comme on dit dans le jargon d’aujourd’hui, pour pouvoir le mieux possible en profiter quand cette relance va se confirmer. Je pense que le bout du tunnel commence à être visible. Sans arrêt depuis 82, on a fait des efforts, on a pataugé, on a élaboré des plans d’action que vient seconder le budget de Jacques Parizeau qui s’occupe à peu près exclusivement, obsessivement même, de la reprise économique. Parce que les gens veulent des emplois. Profiter au maximum de la relance donc, mais aussi s’ajuster à un monde qui va être très concurrentiel et qui va être aux prises avec une sorte de révolution comparable à la voiture à cheval balayée par l’automobile. Je parle de la révolution scientifique et technologique. Dans cette situation de concurrence, il faut protéger notre marché convenablement, mieux que l’on ne l’a fait jusqu’ici. Autrement dit, avant d’affronter la concurrence, il faut prouver ses performances chez soi. On n’envoie pas à l’étranger des produits qu’on n’a pas d’abord testés chez soi. Un bel exemple : la chicane à propos de la ligne de métro vers Repentigny. Dans le projet mis au point, accepté mais maintenant contesté à la dernière minute par certains éléments, il y avait quant à nous cette préoccupation d’en faire jusqu’à un certain point un banc d’essai de nouvelles formes de transport en commun. Bombardier ayant déjà un label de qualité dans le monde, ce projet peut être extraordinairement important parce qu’il y a des milliards qui vont se dépenser dans les années qui viennent dans ce domaine.
PLUS : L’image que reflète votre gouvernement, quand il intervient sur le plan économique, en est une d’échec : Tricofil, Quebecair, l’histoire du sucre maintenant. Les leviers économiques de l’État vont-il jusqu’au commerce de détail comme celui du sucre?
René Lévesque : Ils (les gens d’affaires) nous font ce reproche-là jusqu’au moment où ils sont en difficulté. Alors, ils arrivent par l’autre porte pour demander un coup de main… à la condition que le gouvernement ne participe pas, qu’il ne fasse qu’injecter des fonds publics. C’est vieux comme le monde capitaliste cette attitude. L’État doit intervenir, c’est évident. Nous savons que c’est le secteur privé, l’initiative privée, le dynamisme du milieu qui va créer 80 ou 90 pour cent de l’emploi, s’il en crée. Par contre, si notre secteur public n’était pas suffisamment articulé, de quoi aurait-on l’air? Nous ne possédons pas de grandes industries capitalistes traditionnelles, à quelques exceptions maintenant qui j’espère vont se multiplier. On parlait de Bombardier. Ce secteur se développe, mais le gouvernement n’a pas été tout à fait absent de ce développement au contraire. Et il faut que cela continue, qu’à chaque fois qu’il est possible, le gouvernement ouvre les voies, aide. Par ailleurs, il faut que l’État soit présent dans certains secteurs parce que personne d’autre ne le ferait. Prenons Hydro, c’est un cas classique. Entre nous, si on n’avait pas eu Hydro, je ne sais pas de quoi on aurait eu l’air depuis 10 ou 15 ans. SOQUEM : si on ne l’avait pas mis au monde dans les années 60, on n’aurait aucune véritable expertise dans le domaine minier. SOQUEM, ça a pris du temps, c’est normal, mais SOQUEM maintenant a non seulement repayé ce que l’État a investi mais est devenue rentable, fait des profits. La SGF démarre; évidemment, dans les années de crise, ses dirigeants ne sont pas plus performants que d’autres, mais tendent quand même à présenter une rentabilité d’ensemble assez frappante depuis quelque temps. Il n’y a pas grand monde qui en soit sorti (de la crise) sans se faire écorcher un peu. Il faut des présences. Dans le sucre, mais pourquoi pas? La France et l’Allemagne font leur sucre de betterave : le sol est occupé, la culture est rentable pour ceux qui la pratiquent. C’est un secteur relativement protégé dans ces pays-là. Je trouve intéressant, moi, que des gens de l’extérieur fassent de l’argent avec le sucre : pourquoi pas nous? Nos cultivateurs ont une bonne chance de développer ce secteur qui peut éventuellement devenir rentable. L’amiante : on gueule! Entre nous, on l’a pas payée aussi cher que Pétrofina a été payée par le gouvernement fédéral. On n’a pas payé deux fois le prix, nous! Et l’amiante va se rentabiliser. C’est encore un produit qui a des centaines et des centaines d’usages dont la plupart n’ont rien à voir avec la santé. Non, je ne pense pas que l’État doive être fourré partout, mais je ne crois pas non plus qu’il doive devenir un peu comme la fille du genre : « sois belle et tais-toi ».
PLUS : Ne pensez-vous pas qu’après sept ans de pouvoir, votre gouvernement n’a pas dans le domaine économique réalisé de grandes œuvres mais plutôt des Quebecair?
René Lévesque : Quebecair? Avez-vous vu l’état de CP Air et d’Air Canada? Arrêtons d’être masochiste! Je reproche un peu dans ce contexte de crise aux médias d’information, qui sont des amplificateurs, de ne jamais faire de comparaisons. L’amplificateur est toujours meilleur pour répercuter des choses qui vont mal – vous êtes assez journaliste pour savoir qu’une bonne nouvelle ce n’est pas une nouvelle; c’est la mauvaise nouvelle qui est de la nouvelle. Quebecair? Le portrait serait plus juste si l’on avait fait des comparaisons avec les effondrements de grandes sociétés aériennes internationales. En liquidation. Air Canada et CP Air, comme le CN d’ailleurs, ne sont pas dans l’état le plus brillant qu’on n’ait jamais vu. On s’acharne au contraire sur ce pauvre petit Quebecair qui est le seul endroit où des Québécois ont pu prendre du Know how. On a un petit circuit, mais on a un grand territoire par contre; un petit circuit qui, en dépit de tout ce qu’on dit, sur les lignes qu’on peut occuper tant bien que mal, est à peu près le plus efficace au point de vue de la régularité, de la ponctualité. Et ce n’est pas des territoires faciles. Il est indispensable qu’on ait quelque chose dans ce domaine… Mais, entre nous, négocier avec le fédéral, là comme ailleurs, ce n’est pas toujours un cadeau.
PLUS : Est-ce que le grand levier économique dont a commencé à se servir votre gouvernement ne serait pas la Caisse de dépôt?
René Lévesque : Ouais. Et ça dérange des gens, hein? Le Canadien Pacifique, je vous jure… Je crois en effet que la Caisse a été créée pour devenir un grand levier économique. Durant le gouvernement de M. Bourassa, ça a été un peu oublié, atténué. On avait placé autour de M. Casavant une équipe qui était plutôt dans le genre prenons-not’-trou et disparaissons un peu dans le paysage de la sécurité et de la discrétion. Mais je me souviens, moi : j’étais là quand M. Lesage… En 64 ou 65, on a fini par mettre au point, à partir d’idées de certains conseillers de l’époque, dont Parizeau, cet instrument qu’est la Caisse de dépôt. C’était très clair dans l’annonce et dans l’intention. C’était deux choses : d’une part administrer des fonds de pension, les administrer le plus sécuritairement possible, mais en même temps s’en servir comme un des moteurs du développement économique du Québec. Donc, prudence dans l’administration et rendement assuré, mais aussi, même si des fois les investissements ne sont pas maximisés, so what!, pourvu qu’ils soient sécuritaires et servent d’instrument économique. Ce débat sur la Caisse de dépôt vous donne encore une idée du contexte canadien dans lequel le Québec doit se débattre.
PLUS : Est-ce l’intention de votre gouvernement de faire de la Caisse de dépôt une sorte de nouvel Hydro-Québec?
René Lévesque : C’est un levier très puissant, très important. Nous avons toujours maintenu le fait qu’elle ne devait pas investir plus de 30 p. cent en capital de risque. Mais dans ce cadre-là, il serait idiot que la Caisse n’ait pas un rôle dynamique et surtout orienté pour autant que cela nous soit permis vers un maximum de développement du Québec et aussi, du moins jusqu’à un certain point, vers une reprise de propriété québécoise dans des secteurs stratégiques. On n’est jamais si bien servie que par soi-même.
PLUS : Est-ce qu’il n’y a pas une crainte, à Ottawa notamment mais aussi ailleurs, que cela devienne un argument de chantage en cas de mouvement de séparation?
René Lévesque : Je ne crois pas qu’ils voient aussi loin que cela. Cela dérange des intérêts, des intérêts très proches du régime, enfin la gang du Canadien Pacifique, un peu comme la gang de Dome Petroleum, ou etc… Quand ça couche tous dans le même lit, en coulisses et même en public, il est évident que c’est : donne-moi un coup de main et je te renvoie l’ascenseur.
PLUS : Ce serait donc plutôt le pouvoir interne de chaque entreprise visée qui se sentirait menacé par la Caisse?
René Lévesque : Oui. Je pense que c’est d’abord ça. D’ailleurs, par la bande, de façon moins visible que dans le cas de la Caisse de dépôt, parce que c’est plus discret… on est entre gentlemen de clubs, il y a eu d’autres tentatives. Par exemple, celle de M. Paul Desmarais et de son groupe qui voulaient avoir un rôle beaucoup plus influent, c’est le moins que l’on puisse dire, dans le Canadien Pacifique. Je pense qu’il a été neutralisé jusqu’à nouvel ordre mais il y a eu des gentlemen’s agreements.
PLUS : Quand vous avez pris le pouvoir en 1976, l’accueil des médias d’information a été pour le moins très respectueux. Croyez-vous que cela ait changé?
René Lévesque : Oui. Inévitablement. Mais j’élargirais un peu la question, au-delà de notre simple cas comme gouvernement, quitte à revenir à notre cas particulier ensuite. Il y a des choses qui me frappent. Ce qui se passe dans tous les médias écrits comme parlés est un peu beaucoup catastrophique. Il y a une sorte de baisse de conscience professionnelle qui est flagrante. Je relisais le dernier article de l’éminent rédacteur-en-chef (NDLR : il s’agit de l’éditeur adjoint) de La Presse au moment où il quittait Le Devoir et où il faisait une sorte d’évaluation très brutale de cette évolution. Une baisse à mon avis de compétence, c’est aussi simple que cela et une absence à peu près totale de l’imputabilité, autrement dit responsabilité, de la part des médias. C’est incroyable ce que l’on peut surveiller, et on doit le faire, les hommes publics qui ont des responsabilités, les fonctionnaires même de plus en plus. C’est incroyable de voir en même temps que ces notions-là ne semblent pas s’appliquer aux médias d’information. On n’est jamais responsable de rien ou alors on se défile. Je ne trouve pas cela correct, d’autant plus que c’est alimenté par une concurrence féroce d’intérêts financiers qui contrôlent les médias, sous quelque forme que ce soit. C’est dans le sens d’une pression pour vendre la marchandise, être les premiers même si ce n’est pas établi correctement, etc. L’exemple peut-être le plus flagrant, exemple extrême où là évidemment il y a eu un prix à payer parce que c’était trop flagrant, c’est l’affaire de : «Stern »; en Allemagne avec les faux mémoires d’Hitler. C’est une des plus puissantes publications du coin qui lance ça sans aucune vérification, en plongeant la tête la première dans une folie furieuse mais très, très rentable. Il y a de l’argent là-dedans… C’est un exemple extrême mais on le voit de plus en plus maintenant ce genre d’attitude. Je trouve cela inquiétant. Dans le cas de mon gouvernement, cela fait six ou sept ans que nous sommes au pouvoir. En plus de l’usure des images, il y a peut-être l’usure que l’on appelle du pouvoir. Depuis deux ans, la crise a exacerbé la situation d’une façon terrible, d’autant plus qu’une sorte de masochisme s’ajoutait. D’accord que l’on nous critique, que l’on nous harcèle : c’est bon. Mais pas de tomber dans l’irresponsabilité. Un des beaux exemples, c’est l’histoire des films porno : une fabrication d’une bassesse assez odieuse, qui sortait des officines de l’Opposition libérale, endossée sans vérification. Cela a écoeuré des gens au point de les meurtrir très, très cruellement… Pour finalement se rendre compte qu’il n’y avait rien là. Si c’est ça de l’information responsable… Je pourrais donner d’autres exemples mais j’en garde en réserve.
PLUS : Prenons par contre l’affaire des Fêtes nationales… qui a quand même mis à jour des situations pour le moins irrégulières…
René Lévesque : C’est exactement ce que je viens de dire : qu’on nous harcèle sur des choses réelles et avec des faits. Sans vouloir entrer dans le détail de l’histoire de Fêtes nationales, c’est sûr que cela nous a aidés, nous, à nettoyer ça. On l’a admis. Mais on n’admettra jamais des choses qui sont farfelues ou alors purement malhonnêtes, des rumeurs qu’on transforme en nouvelles, etc. N’y a-t-il plus de critère?
PLUS : Les médias ne vous ont-ils pas, au départ, accordé un préjugé favorable tel qu’ils vous harcèlent aujourd’hui 10 fois plus?
René Lévesque : Je ne peux pas psychanalyser – vous le demanderez à Denis Lazure, Camille Laurin… on en a quelques-uns… Peut-être qu’il se passe ceci tout simplement : il y a eu, il y a, un bon nombre de journalistes du coté français qui étaient ou sont des indépendantistes, ce n’est pas un mystère. Ils ont peut-être eu une sorte de réaction de rejet un peu global – on le sent parfois – au lendemain du référendum. Il y a eu, on le sent, une sorte d’effondrement pour eux comme pour d’autres, comme si c’était la fin de l’histoire. Cela, additionné à beaucoup d’autres facteurs que j’ignore. Ce sur quoi j’insiste et ce n’est jamais bien vu lorsque j’en parle : on me dit tu n’es plus dans le métier, mêles-toi de ce qui te regarde, c’est que certaines règles de base, qui devraient s’appliquer là comme ailleurs, sont très fragiles. Et on en voit les mauvaises retombées.
PLUS : À propos de la Xième loi spéciale que votre gouvernement vient de faire adopter (entretien CTCUM), quel est le régime qu’il faut instituer pour que l’État s’entende avec ses employés directs ou indirects?
René Lévesque : On est bien décidé à le chercher ce régime et sans traîner parce qu’on aurait sans doute dû le faire en 80. Mais nous sortions des négociations, le référendum s’en venait et très vite, les élections arrivaient; enfin bref. Nous n’avons pas eu beaucoup de temps en 81 après les élections… nous étions déjà à pied d’oeuvre pour la prochaine ronde des négociations! Mais cette fois-ci, nous sommes bien décidés d’amorcer au moins le débat le plus vite possible et de voir s’il y a moyen de trouver un régime convenable. Des éléments sont assez clairs. D’abord il faut une distinction assez nette, qui n’a jamais été faite, entre le secteur public – et ce que cela implique dans certains secteurs névralgiques – et le secteur privé. On ne peut pas les confondre. Si une usine ferme, c’est grave pour les propriétaires, pour les investisseurs, c’est grave pour les employés aussi pendant que ça dure. Mais une grève dans une usine n’empêche pas qu’il y a toutes sortes de remplacements disponibles sur le marché. Une grève, par contre, dans un hôpital qui est le seul dans son genre ou qui est un grand centre spécialisé, ce n’est pas tolérable : on ne peut pas s’en payer un autre dans l’état de New York parce qu’il y a des gens qui ont perdu les pédales ici! Même raisonnement pour les transports en commun : j’ai vu des ambulances bloquées dans la circulation lors d’une des dernières grèves; ça donne le frisson. J’ai demandé quel est le temps moyen pour une ambulance dans une métropole dense comme Montréal. En temps normal, je pense que cela peut aller jusqu’à trente minutes mais on m’a dit qu’en temps de grève cela fluctue n’importe où entre une heure et demie et deux heures. Bon Dieu, le patient a le temps de mourir quelques fois. Il y a quelque chose d’irresponsable, de barbare même. Il va falloir comprendre qu’il y a des différences. On ne l’a pas compris depuis 15 ans. Il va falloir trouver une façon d’être sûr qu’on le comprend! Les grèves dans les hôpitaux qui se prétendent illimitées, dans les transports en commun, cela ne peut pas exister, cela ne peut plus exister dans une société civilisée. Le même principe, à cause de notre climat et de l’importance économique du secteur, s’applique pour une grève qui couperait le courant électrique. Il y a certaines clefs sur lesquelles on ne peut pas jouer. Comment y arriver? Une voie possible serait nos propositions pour la troisième année de la convention ou des décrets. Nous comptons tendre les perches, montrer notre bonne foi. Il n’y a pas de cachettes là-dedans. Il est possible que les parties s’assoient ensemble, établissent ensemble des règles de rémunération convenables, reliées à la réalité économique, conforme avec l’ensemble des rémunérations payées dans la société. Dans certains pays, comme la France, la règle de l’équité sociale s’applique et s’articule autour de la situation de ceux qui bénéficient d’une pleine sécurité d’emploi jusqu’à la fin de leurs jours et ce à même des fonds publics, et les autres, tous les autres, qui sont exposés à une certaine insécurité. Il est possible d’évaluer cette règle… Dans les pays scandinaves, la règle normale veut qu’il y ait un peu moins d’argent pour les secteurs protégés pour des maudites bonnes raisons : cette sécurité-là, car c’est quelque chose comme facteur, s’évalue, se chiffre. De toute façon, quelle que soit la philosophie du départ, il faut essayer d’établir – c’est le nœud du problème – une façon civilisée de régler les questions de rémunération globale : salaires, avantages sociaux, pensions, etc. Si nous atteignons ce but, une grosse partie du problème sera déjà en voie de règlement. Au moins, on se conduirait comme des gens responsables de part et d’autre. Pour le reste, nous allons chercher…
PLUS : Croyez-vous réconciliables le droit de grève, le droit de négocier, le caractère inhumain de certaines grèves…
René Lévesque : Je vais vous répéter encore plus clairement ce que je viens de vous dire. Le droit de grève dans les établissements de santé – y compris les centres d’accueil pour les personnes âgées –, comme des grèves ou des arrêts de travail le moindrement autres que symboliques – on peut toujours avoir une grève-sonnette d’alarme, mais symbolique – mais au-delà de ça dans les établissements de santé, dans la fourniture du courant dans un pays comme le nôtre et dans les transports en commun métropolitains, je pense que c’est fini, que ça doit être fini. Je ne sais pas s’il faut légiférer ou s’il faut simplement se convaincre à force de lois spéciales, mais cela ne peut pas continuer! Il va falloir que tout le monde comprenne que c’est fini.
PLUS : Quelle place tiennent les sondages dans votre mode de gouvernement?
René Lévesque : On fait très peu de sondages. J’ai l’impression que le gouvernement n’en fait pas assez pour obtenir, sur un certain nombre de sujets qui sont reliés à l’administration publique, un peu la réaction des citoyens. Mais le parti, c’est normal, à même ses fonds, fait régulièrement des sondages, à peu près tous les deux mois, je pense, au moins, en moyenne. Et c’est normal, cela permet de prendre le pouls. Je pense bien que tous les partis qui ont une tête sur les épaules le font. Les sondages sont importants mais par ailleurs, je me souviens qu’en 1979, nous en étions rendus à notre onzième élection partielle perdue… et on n’avait pas besoin de sondage. Je n’ai pas regardé de sondages, je ne sais même pas si on en avait en novembre. Nous avons eu un vaste débat interne alors : est-ce qu’on fait les élections tout de suite? C’était un peu suicidaire, mais certains disaient : ça changera pas, ça va mal, allons-y tout de suite; d’autres, j’en étais, disaient : attendons au printemps. C’était à peu près fifty-fifty. On a reporté l’élection. Et en février, là il y a eu un sondage, je m’en souviens pertinemment. Après les Fêtes, c’était très clair, c’était évident qu’il y avait un courant qui avait repris en notre faveur. C’est alors que je suis passé pour un prophète auprès des consuls : ils m’ont presque ri en pleine face – mais ils sont courtois les diplomates – quand j’ai dit que je pensais que dans quelques mois on irait en élections et que l’on aurait au moins 72 députés… Depuis ce temps-là, je passe auprès d’eux pour un prophète! C’est pour ça qu’en janvier dernier, je me suis permis de dire que si les trois élections partielles avaient lieu demain, on les perdrait toutes les trois… Là aussi, il y a eu un certain changement : il y a un comté, peut-être deux si l’on fait bien notre travail, où on a de bonne chances.
PLUS : Au niveau des décisions spécifiques, par exemple la politique globale qui a été adoptée à l’endroit du front commun, dans quelle mesure les sondages ont contribué à votre prise de décision?
René Lévesque : Très peu. De fait, notre décision de fond était prise au lendemain du sommet de Québec, en avril 82, compte tenu de la situation qui prévalait depuis l’automne 81. A l’automne 81, l’économie s’effondrait et plus vite au Québec qu’ailleurs. Pendant l’hiver, tous les membres du cabinet, et surtout M. Yves Bérubé en tant que président du Conseil du trésor, nous nous sommes efforcés de passer le message suivant : ça ne va pas bien et on ne pourra pas se payer des choses chromées comme avant, des escalades que l’on voyait venir. Nous avons mis les cartes sur la table lors de ce sommet de Québec en avril 82. Je vous jure que ce n’est pas les sondages qui ont compté fort à ce moment-là. C’était la réalité. Après, nous avons fait des propositions aux syndicats qui nous ont envoyé promener; cela nous a amenés à la loi 70, puis aux décrets. Le long du chemin, c’est sûr, il y a eu quelques sondages du parti – on n’en a pas fait au gouvernement – qui disaient que dans l’ensemble, à mesure que ça durcissait, il y avait une prépondérance d’opinions qui disaient: «Lâchez pas! ». La décision cependant a été prise sans sondage : on ne peut sonder les gens sur une responsabilité très-très complexe, qui implique des milliards de dollars. Quand la crise est là, forcément, quand le conflit est braqué, là les gens se font une opinion; on ne peut leur en fabriquer une avant qu’ils voient l’ampleur du problème.
PLUS : Aviez-vous, par voie de sondage, des indices selon lesquels il vous fallait d’abord régler dans certains secteurs en particulier?
René Lévesque : Non. Ce qui est arrivé très simplement, c’est qu’au mois de janvier, il y a eu une espèce de rencontre de la dernière chance avec le Front commun : MM. Laberge, Charbonneau, Corriveau et leurs adjoints, avec MM. Parizeau, Bérubé et moi, pendant trois ou quatre jours. On a tripoté cela, on a essayé de faire des aménagements… On leur avait dit dès le départ qu’il ne pourrait s’agir de grosse sommes d’argent mais qu’il y avait peut-être moyen d’aménager nos propositions de façon un peu plus vivable. Sur la lancée, nous avons rencontré d’autres groupes qui n’avaient pas été impliqués, dont les infirmières, dont les fonctionnaires directs du gouvernement. Nous leur avons tenu le même langage : les infirmières ont accepté, pas en sautant de joie mais ont accepté, les fonctionnaires peu après; un bon nombre de petits syndicats ont accepté eux aussi. Le secteur hospitalier s’est braqué mais on se souvient que la FAS s’est divisée, a voté pour, a voté contre… enfin une maison de fous. Finalement, la volonté de grève n’existait pas : au contraire, je pense, existait une certaine sensibilité aux problèmes de l’ensemble de la population; il y eu une journée de grève, presque accidentelle, puis cela s’est réglé pas trop mal. Il restait essentiellement les enseignants…
PLUS : Cela vous a-t-il fait quelque chose de vous faire traiter de «fasciste », cela vous déçoit-il ou vous laisse indifférent?
René Lévesque : Il y a des moments où cela devient tellement rigolo que… J’ai fait encadrer celle où l’on me traitait de : «boucher de New Carlisle », ça montre a quel point le délire verbal peut conduire. Je trouve aussi que c’est une sorte de retour à des comportements puérils. Derrière cette grande violence verbale, se camoufle – et c’est ça qui est dangereux – une très grande pauvreté d’information. On hurle très fort, mais on informe très mal les membres qui sont concernés, on leur cache des choses. Les enseignants se sont fait cacher des choses tout le long du chemin, comme par exemple la batterie de mesures de résorption : on a un surplus d’enseignants, c’est évident. On l’a hérité en fait beaucoup de M. Bourassa; en 1976, il préparait des élections – je pense bien que tout le monde est exposé à cela – et il leur a littéralement fait cadeau de six à sept mille nouveaux membres. Aussi fou que ça! Au moment où l’on savait déjà que l’on avait des surplus. Nous avons essayé en 79 de réduire les dégâts, mais en 82 il n’était plus question de réduire les dégâts, il fallait arrêter ça net. D’où les mesures de résorption des surplus qui ont été proposées pour essayer de trouver une façon civilisée – et peut-être jusqu’à un certain point prometteuse pour certains qui au bout de 15 ou 20 ans sont écoeurés de l’enseignement, de s’ouvrir une autre perspective. Cela leur a été caché, en autant que je sache, jusqu’à la fin des négociations. Nous avons déposé ces propositions à la table de négociation mais nous ne nous sommes pas crus autorisés à faire un battage publicitaire. Mais les dirigeants syndicaux, eux, auraient pu le faire! Cela aurait aidé à la compréhension des choses.
PLUS : Quelle est la plus grande réalisation de votre gouvernement et son pire échec?
René Lévesque : Le pire échec, c’est le référendum, malgré un aspect positif : nous connaissons à peu près le minimum minimorum sur lequel nous devrions pouvoir compter lorsque se reposera la question de notre avenir national. Quant à la meilleure réalisation, c’est très difficile. Moi je dis souvent que c’est l’assainissement progressif des caisses électorales, l’assainissement forcé. Regardez ce qui se passe à peu près partout dans les démocraties occidentales qui n’ont pas ce genre de cran d’arrêt contre ces jeux de coulisses, de fonds privés, d’intérêts de tout genre, de tripotage : elles sont sans arrêt dans de la merde; au Québec, on n’a pas connu ça. On peut bien se chercher des petits scandales, mais nous en sommes à l’abri jusqu’à un certain point, pourvue qu’on soit très-très sévères de ce côté-là. C’est quand même un cas exceptionnel. Le Québec a tellement d’autres faiblesses par ailleurs structurelles et autres, que c’est important pour notre santé. Moi, je trouve ça important et fondamental. Je pense aussi que le zonage agricole a été très important. Depuis le temps qu’on gaspillait notre ressource la plus fondamentale… il aurait fallu agir dix ans plus tôt, mais au moins vaut mieux tard que jamais. J’en suis assez fier. L’assurance-automobile aussi, mais ça c’est moins fondamental si vous voulez. Mais d’autres que moi vous diraient autre chose. Certains diraient que c’est la loi 101…
PLUS : Maintenant que M. Raymond Garneau a dit qu’il ne sera pas candidat, est-ce que vous allez vous retrouver contre votre bon ami Robert Bourassa?
René Lévesque : Ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas à moi de faire le congrès libéral. Je me sens un peu gêné d’en parler. Je trouve que son recyclage n’a pas été très fort. On dirait qu’il plaide encore ses vieux dossiers, dans le genre : j’avais raison, j’avais raison! Je ne sais pas. Est-il recyclable dans le sens des professeurs dont parlait M. Paquette? Je ne sais pas.
PLUS : Mais en tant que président du parti, vous vous occupez quand même un peu du parti adverse, non?
René Lévesque : Oui, oui, on cède des fois un peu à la tentation : celui-ci, celui-là, qu’est-ce que j’en pense… Mais finalement je me dis : qu’est-ce que ça donne, on va bien le savoir avant longtemps. On prendra celui qu’il y a. Je me permettrai de l’évaluer, en petit comité, quand on saura qui va venir, dans quelques mois, mais pour l’instant…
PLUS : Vous donnez pas du tout l’impression de quelqu’un sur le bord de prendre sa retraite…
René Lévesque : Non! Non! Évidemment, la question de la santé est primordiale. J’ai été chanceux jusqu’à présent. Sent-on encore, en dehors des cercles restreints, autour de soi que l’on peut encore être utile, que les gens pensent que l’on peut être utile, à commencer par le parti lui-même? Si tout se maintient, je ne vois pas de raison pour l’instant de penser activement à ma retraite. Il est sûr que, après les prochaines élections, si je m’y rends en bon état, quel que soit le résultat, je vais me poser des maudites questions, parce qu’après un quart de siècle, ça commence à faire.
PLUS : Seriez-vous du type de leader qui va non pas choisir son successeur parce que, bien sûr, c’est aux instances du parti à le faire, mais en prévoir un?
René Lévesque : Ah Seigneur! Je n’ai même pas le droit d’être soupçonné de vouloir participer au choix d’un candidat dans un comté. Sauf, quand même, quand ça va mal, que les élections approchent et qu’il faut avoir des candidats; à ce moment-là par exemple, on n’a pas d’objections à ce que je donne un coup de main pour approuver. Alors je pense que ça répond à votre question…
PLUS : À un autre niveau, vous ne pensez pas que c’est le rôle d’un leader de prévoir un peu l’après-lui?
René Lévesque : J’essaie d’y penser à l’occasion, j’y pense même. Mais de là à prétendre agir de façon importante comme chef d’une machine sur le choix d’un successeur éventuel, dans le genre de parti qui est le nôtre, ce n’est à peu près pas pensable. Ce que je peux faire et que je fais, je n’ai pas de dessin à faire, c’est quand même, à travers les changements, les remaniements, une élection, une deuxième élection, c’est de donner le plus de chances possible de visibilité, de chances à mes collègues de prouver leur compétence et leurs capacités.
PLUS : De toute façon, vous ne pensez pas à la retraite?
René Lévesque : De façon active, là, non.
PLUS : Pas tant que M. Trudeau sera là, c’est sûr?
René Lévesqsue : Baf, baf! Ce n’est pas relié. Je vais vous donner un exemple : au moment où Trudeau a dit une phrase très, très réfléchie – c’était en 79 après la défaite qu’il avait subie – qu’il fallait quelqu’un d’autre, qu’il n’était plus l’homme de la situation, qu’il n’avait plus les idées qu’il fallait pour l’époque – Seigneur qu’il avait raison! – mais ça ne m’a pas donné l’impression que j’étais dans une espèce de mouvement connecté, que je devais y passer tout de suite. Non. Il s’agit plutôt d’une image de médias : le côté frères siamois qui se débattent.