Compte-rendu du premier tome des Chroniques politiques de René Lévesque par Laurent Laplante dans Nuit blanche, no. 136 (automne 2014), p. 11-14.
Tous tomberont d’accord sur la nécessité d’établir le bilan exhaustif de René Lévesque comme journaliste de l’écrit, mais bien peu auront d’avance une idée même approximative de ce que révélera un tel travail.
Aux yeux du grand nombre, Lévesque, en effet, incarne d’abord la parole, telle que Point de mire la mettait en exergue, telle aussi que les micros de l’Assemblée nationale ou ceux des médias électroniques la répercutaient. Le nombre et la régularité des chroniques écrites de Lévesque l’apparentent pourtant aux plus fécondes plumes du journalisme.
Beaucoup de textes
On savait Lévesque capable de production écrite. Au fil des ans et de son évolution politique, Lévesque a signé, en effet, plusieurs bouquins : Option Québec (L’Homme, 1968), La passion du Québec (Québec Amérique, 1978), Oui (L’Homme, 1980) Attendez que je me rappelle… (Québec Amérique, 1986). En revanche, même si Québec Amérique avait publié en 1987 une sélection de textes intitulée Chroniques de René Lévesque, on sous-estimait encore la contribution de Lévesque au journalisme écrit. En plus de donner des ressources de l’homme une image déformée, ce relevé incomplet privait les analystes et le grand public d’une pleine compréhension de sa pensée. Étonnant par son ampleur, le chantier ouvert par Éric Bédard et Xavier Gélinas corrige enfin une perception trop floue.
Ce premier tome de l’intégrale des chroniques politiques de René Lévesque 1 présente, en plus de 700 pages, les textes parus dans Dimanche-Matin et dans Le Clairon de Saint-Hyacinthe entre 1966 et 1970. Déjà se multiplient les surprises : d’un journal à l’autre, les textes adoptent des dimensions différentes, favorisent des thèmes distincts, adoptent des tonalités particulières. Militantisme oblige. Seule demeure l’étroite parenté entre le texte écrit et la modulation verbale des propos : la plume de Lévesque est cousine de son micro.
D’abord observateur…
Quand survient en 1966 la défaite du Parti libéral du Québec, René Lévesque renoue avec le métier qui lui avait réussi à l’époque de Point de mire : dès ses premières armes à Dimanche-Matin, il retrouve l’art de familiariser le public avec les situations et d’en dégager les axes. Les textes publiés dans Dimanche-Matin sont beaucoup plus longs que ce qu’osent les journaux d’aujourd’hui. Truffés de renseignements pertinents, irrigués par les croisements et les confrontations des données, plus soucieux d’éclairer que d’enrégimenter, ils ne deviennent presque jamais des plaidoyers partisans. Certes, Lévesque ne tait rien de ses convictions et ne renonce jamais à ses piques, mais il cultive le recul critique qui caractérisait Point de mire. Pas de complaisance, pas de hargne non plus. Quand il mettra fin à ses chroniques de Dimanche-Matin le 7 avril 1968, il affirmera une dernière fois son exigence de liberté : « On me permettra aussi de souligner que la direction du journal n’a jamais, si peu que ce fût,‘attenté’ à cet élément essentiel de ma collaboration : l’absolue liberté d’expression qu’on m’avait assurée ». Liberté d’autant plus appréciable et appréciée que, si Lévesque a entrepris ces chroniques de Dimanche-Matin dans la peau d’un député libéral dépouillé de tout pouvoir ministériel, il les rédige à compter de 1967 à titre de député indépendant. Bien malin qui détectera dans les textes le moment de la mutation.
S’il est un thème récurrent et inattendu dans ces chroniques de Dimanche-Matin, c’est celui des médicaments. Scandaleusement chers. Des postes occupés par Lévesque pendant les six années de régime libéral, ce serait donc surtout son bref séjour à la tête du ministère de la Famille et du Bien-être social (octobre 1965 à juin 1966) qui lui fait éprouver le sentiment de l’inachevé. Chose certaine, dans les chroniques sur ce sujet comme dans celles qu’il consacre à la grève de Lachute, aux allocations familiales ou aux pensions de vieillesse, la compassion imprègne l’argumentation et étouffe toute tentation de partisanerie. Le courrier qu’il reçoit et auquel il accorde systématiquement une place à la fin de ses chroniques fait admirer la capacité d’écoute du personnage : endossé ou contredit, celui qui correspond avec Lévesque se sent respecté. On sent pourtant chez Lévesque une impatience à l’égard des travaux parlementaires, voire une allergie à eux.
… et le combattant
Entre l’adieu à Dimanche-Matin et l’arrivée au Clairon de Saint-Hyacinthe se loge un hiatus d’une année : d’avril 1968 à avril 1969. Le temps pour René Lévesque de passer du Mouvement Souveraineté-Association au Parti québécois. Dès les premiers textes offerts à l’hebdomadaire régional, le changement de ton est manifeste : l’analyste ne disparaît pas, mais il cède l’avant-scène au militant.
Plus courts, privilégiant les décisions québécoises et fédérales, les textes lancés de cette tribune sont plus musclés, plus vindicatifs aussi. Lévesque s’en prend aussi violemment au Parti libéral québécois qu’à l’Union nationale, mais il réserve à celle-ci un mépris particulier. Daniel Johnson ne trouvera grâce à ses yeux qu’après son décès ; quant à Jean-Jacques Bertrand, il lui reconnaît la sincérité comme unique qualité. Quant au gouvernement fédéral, Lévesque le prend en défaut en mille occasions, depuis la guérilla du parc national Forillon jusqu’au fiasco de Mirabel. Dans une chronique intitulée « De Petro E. Trudeau et quibusdam aliis », il écrit : « Avec son Cabinet personnel très ‘république de bananes’ (deux ou trois fois plus de monde que chez Pearson), il préside somptueusement aux affaires clinquantes et traditionnelles dont il (et on) a fait son domaine réservé » (25 février 1970).
Des thèmes peu abordés ou traités hier dans une autre perspective émergent sous sa plume comme autant d’exemples des défis québécois : natalité réduite, caisses électorales occultes, conflit linguistique de Saint-Léonard, inutilité des commissions scolaires, multiculturalisme trompeur, etc. Une série attire particulièrement l’attention : Lévesque y rend compte d’un périple qui lui a fait revoir sa Gaspésie et patrouiller la Côte-Nord. Certes, la campagne électorale à venir pèse de toute sa hargne sur les critiques et les
vœux de Lévesque, mais ces chroniques témoignent d’une capacité d’écoute inaltérée. On ne se surprendra pas du ton jovialiste des chroniques écrites à la veille de l’élection d’avril 1970, pas plus que de l’inflation verbale décrivant les résultats électoraux : Lévesque a le droit de pavoiser quand le Parti québécois obtient 23 % du suffrage universel. Le travail proprement journalistique du militant ne vaut pourtant pas celui de l’analyste sereinement penché sur son pays virtuel et sur la planète. Lévesque, emporté par l’inévitable surchauffe électorale, en oublie parfois l’élégance.
Rapport d’étape
À ce stade, où en sommes-nous de la fréquentation de René Lévesque comme journaliste de l’écrit ? À la confirmation des atouts révélés par Point de mire, mais aussi à quelques découvertes. En ce sens, même s’ils amorcent à peine leur immense aventure, Éric Bédard et Xavier Gélinas ont fermement établi la pertinence de leur travail.
À l’évidence, René Lévesque a créé et épanoui son parti politique non pas en cultivant stérilement et bêtement le chauvinisme, mais en sensibilisant ses auditoires au droit de tout peuple à sa dignité et à son autonomie. Ce qu’il disait de la marche de l’Algérie vers l’indépendance,il l’écrit pour le Québec: se gouverner est une aspiration normale et irrépressible. Les traquenards qui jalonnent une telle marche sont souvent les mêmes : la peur est une arme régulièrement utilisée contre les peuples en mal d’émancipation, une carte électorale truquée en est une autre, les caisses électorales souterraines une autre encore. Regarder ailleurs est alors éclairant. Lévesque osera donc présenter des leaders comme Stokely Carmichael ou Malcolm X comme répondant au besoin vital d’un peuple opprimé. La présence du racisme en Grande-Bretagne le fait bondir, il signale l’évolution des pays communistes vers des relations différentes avec Moscou. Bédard et Gélinas confirment ainsi, textes en main, la fidélité de Lévesque à ses valeurs ainsi qu’à sa pédagogie.
Le neuf, il intervient dans le va-et-vient que les chroniques de Lévesque établissent entre ses lecteurs et lui. Les chômeurs qu’il côtoie sur la Côte-Nord lui disent comme à un ami leur honte de devoir vivre de ce que leurs épouses peuvent apporter au foyer (Le Clairon, 3 septembre 1969). Même empathie avec les paysans : « Pour l’ensemble des citoyens, consommateurs qui ne savent des aliments que la surabondance des étalages d’épicerie, il est bien loin, l’homme qui en assure chez nous la production » (Le Clairon, 28 mai 1969). De cette écoute, la télévision n’avait rien dit.
Autre élément neuf : Lévesque, réputé américanophile, n’en épouse pas pour autant tous les gestes de nos voisins. Après avoir dénoncé la guerre au Vietnam, Lévesque souligne l’existence d’une autre Amérique : « […] il y a toujours une partie de l’opinion américaine qui garde le singulier courage d’aller à contre-courant en dénonçant cette affreuse obscénité » (Dimanche-matin, 19 novembre 1967).
Autre nuance, la prudence de Lévesque par rapport aux relations de travail. À l’époque, le Parti québécois donnait encore une portée concrète à son « préjugé favorable » aux travailleurs, mais Lévesque ne bénissait pas pour autant toutes les grèves. « Bref, si mal commode soit-elle, la grève des employés de la CTM me semble jusqu’à preuve du contraire mériter d’être gagnée. Celle des radiologistes, en revanche, apparaît de plus en plus comme une grève indécente » (Dimanche-matin, 1 er octobre 1967). Au nom de quel critère ? « Pour ma part, je crois saisir au moins une chose, et je m’y accroche. C’est que, dans cette jungle où chacun prêche la modération aux autres sans la pratiquer soi-même, les gens de la CTM sont des petits » (ibid.). Parmi les thèmes absents, l’immense domaine de la culture et des arts et celui de la religion.
1. Sous la dir. d’Éric Bédard et Xavier Gélinas, Chroniques politiques de René Lévesque, T. 1, Les années 1966-1970, Hurtubise, Montréal, 2014, 733 p. ; 49,95 $.