Par Kenneth McRoberts*
Il y a plusieurs façons de concevoir la réforme politique. La réforme peut être conçue comme une transformation des institutions et des mœurs de la politique, c’est-à-dire la démocratisation de la vie politique. On peut voir la réforme comme l’expansion du rôle et des fonctions de l’État. Ou encore, on peut limiter la réforme à des actions et des programmes de l’État dont les effets sont nettement progressistes — c’est-à-dire qui mènent à une redistribution du pouvoir, du revenu, des possibilités professionnelles, etc. C’est le cas de certaines versions de la démocratie sociale, et même du populisme. Bien entendu, il y a d’autres manières de concevoir la réforme.
Dans ce bref exposé, je voudrais développer une thèse bien simple : quoique René Lévesque se soit nettement engagé dans les trois aspects de la réforme politique, c’est le premier aspect, la démocratisation, qui a le plus clairement marqué toute sa carrière politique.
La Révolution tranquille
L’étiquette « réformateur » semble tout à fait appropriée pour décrire le comportement de René Lévesque pendant la Révolution tranquille. Au gouvernement Lesage, il était le réformateur par excellence. En effet ses croisades réformistes ont souvent irrité et même enragé ses collègues au cabinet — surtout le premier ministre.
Lévesque jouait le rôle d’un catalyseur. Une fois convaincu personnellement de la nécessité ou du bien-fondé d’une réforme, il lançait une campagne féroce en faveur de son projet. Il ne se contentait pas de limiter ses actions au Conseil des ministres ou aux cercles gouvernementaux. Lévesque lançait un appel direct à l’opinion publique pour mobiliser les milieux et les groupements favorables à ses réformes. C’est avec ses appuis solides de l’extérieur qu’il essayait de convaincre ses collègues ministériels d’adopter son projet.
Bien entendu, l’exemple le mieux connu de son action réformiste est sa campagne en faveur de la nationalisation des sociétés hydro-électriques. Il semble que dans ce cas, ce sont les fonctionnaires qui ont convaincu Lévesque de la nécessité de nationaliser les sociétés privées qui continuaient de desservir la plupart du marché québécois1. Lévesque a résolument entrepris une vaste campagne en vue de sensibiliser l’opinion publique. Au cœur de son plaidoyer en faveur de la nationalisation se trouvait une confiance dans la capacité de l’État de servir les intérêts de tous les Québécois — d’être « un de nous, le meilleur parmi nous ».
Certains de ses collègues ministériels ont mal accueilli ses conférences en faveur de la nationalisation et ont fait pression en vain sur Lesage pour qu’il rappelle son ministre réformiste à l’ordre2. Mais les propos de Lévesque ont eu un grand retentissement parmi les milieux nationalistes et syndicaux. Enfin, comme on le sait déjà, grâce à l’appui massif du public Lévesque a finalement eu raison lors d’une séance du cabinet en retraite3.
De plus, dans un cas comme celui d’Hydro-Québec, Lévesque a trouvé ses appuis parmi ses alliés naturels, les milieux progressistes de la société québécoise. On peut facilement démontrer, en prenant un peu de recul, que la nationalisation des sociétés hydro-électriques a favorisé les intérêts du capital, surtout du capital monopoliste4. Mais à l’époque le capital, anglophone et francophone, était nettement opposé à ce projet. En plus de la Chambre de commerce de la province, même la Chambre de commerce de Montréal — une organisation francophone qui a véhiculé un certain nombre de projets économiques nationalistes — a pris position contre cette expansion du rôle de l’État. Cette position a été secondée par la Chambre de commerce de Québec. C’est grâce à la mobilisation des organisations syndicales, des groupements nationalistes et des groupements municipaux que Lévesque a réussi à faire accepter son projet5.
Enfin, pendant la Révolution tranquille l’action politique de Lévesque a toujours été guidée par son engagement envers la démocratie. En 1960, à titre de ministre des Travaux publics il a déjà fait preuve de sa détermination à mettre fin au favoritisme dans la gestion des affaires gouvernementales6.
Les gouvernements Lévesque
Les deux gouvernements dirigés par René Lévesque en tant que premier ministre n’ont pas réussi à maintenir le rythme de réformes qui a marqué la Révolution tranquille. Du moins, on ne retrouve pas toujours les trois aspects de la réforme que j’ai désignés plus haut.
Bien entendu, en tant que premier ministre Lévesque ne pouvait plus jouer à fond le rôle de catalyseur. Mais les candidats ne manquaient pas. Chargé de maintenir une certaine unité ministérielle, Lévesque voyait ses ministres mobiliser l’opinion publique en faveur de leurs projets personnels. Rappelons la question linguistique. La capacité de Camille Laurin de rassembler les forces nationalistes en faveur de son projet a induit Lévesque à adopter en priorité une politique avec laquelle il était manifestement mal à l’aise.
En tout cas, les temps étaient bien moins propices à l’expansion du rôle de l’État — surtout avec des mesures progressistes. Vers la fin des années 70, le Québec a subi la désaffection de l’action étatique qui a marqué la plupart des sociétés occidentales. On parlait de plus en plus de la lourdeur de l’action étatique ; de l’inefficacité du secteur public. De plus, la crise économique du capitalisme avancé et la crise fiscale de l’État ont nettement réduit les possibilités de mise en application de nouvelles mesures étatiques. Avec les années 80 le mot d’ordre a été plutôt la contraction de l’État. Enfin, la structure sociale du Québec francophone a beaucoup changé pendant les années 70. Une nouvelle bourgeoisie francophone s’est solidement établie de façon telle que l’appui actif de l’État perdit son importance. De plus, elle devint très critique de l’État-providence.
Donc, si la réforme est perçue comme l’expansion pure et simple de l’appareil étatique, les années de gouvernement Lévesque ne se comparent pas avec la période de la Révolution tranquille. Entre 1960 et 1966, les dépenses publiques ont augmenté en moyenne de 11,8 % par année, en dollars constants7. Pendant le premier gouvernement Lévesque les dépenses ont augmenté de 3,2 % par année, en dollars constants8 et ils ont plafonné pendant le deuxième gouvernement Lévesque9. Le gouvernement Lesage a créé huit entreprises d’État10. Le premier gouvernement Lévesque a créé deux entreprises d’État11 ; le deuxième gouvernement s’est concentré sur la privatisation des entreprises d’État12.
De plus, même si le mot « réforme » est réservé aux politiques nettement progressistes, on constate que le bilan réformiste des gouvernements Lévesque est plutôt incertain — au moins en ce qui a trait au deuxième gouvernement Lévesque. En ce qui concerne le premier gouvernement Lévesque, les programmes sociaux occupent une place assez importante dans la répartition des dépenses : si l’on prend les quatre grands domaines, on se rend compte que les dépenses sociales ont reçu la deuxième plus grande augmentation de dépenses13. De plus, il y avait plusieurs politiques de nature progressiste, comme l’assurance automobile, un programme de complément de revenu pour les travailleurs pauvres, et la refonte de la loi des relations du travail dans le secteur privé. Mais, pour le deuxième gouvernement, l’augmentation des dépenses dans le domaine « social » a été moins importante. En effet, en 1982 les services sociaux ont fait l’objet de sérieuses coupures de dépenses. Et durant la même année le gouvernement a gelé le salaire minimum. Il a fallu l’arrivée des libéraux au pouvoir pour que le salaire minimum soit encore augmenté. Bien entendu, le gouvernement n’a pas établi de nouveaux programmes dans le domaine social. On sait de plus les bouleversements qui se sont produits dans les relations de travail dans le secteur public.
L’histoire du deuxième gouvernement Lévesque peut servir à clarifier la nature du réformisme de René Lévesque. Comme certains de ses collègues au gouvernement, Lévesque s’est souvent défini comme « social-démocrate ». (Durant les années 70 même Robert Bourassa s’attribuait cette étiquette.) Mais le réformisme de René Lévesque est difficilement traité comme « social-démocrate ». Si par « démocratie sociale » on entend un programme de réformes qui est orienté vers la classe ouvrière et qui donne un statut prioritaire aux organisations ouvrières, on songe à certaines déclarations de Lévesque lors de la crise de 1982 du secteur public. Mais ce qui est plus révélateur est l’attitude que Lévesque a toujours adoptée en ce qui concerne les rapports entre le Parti québécois et le mouvement syndical. Dès la création du parti, Lévesque s’est opposé aux projets de lien organique entre le parti et les syndicats. En 1972, il a fait adopter la résolution suivante :
Avec les syndiqués et leurs organismes, nous partageons un objectif fondamental qui est celui de changer et d’humaniser la situation sociale et économique. Chaque fois qu’il s’agit d’actions clairement reliées à ce but, nous devons chercher à les conduire aussi solidairement que possible. Mais il ne faut jamais perdre de vue — et les syndicats eux-mêmes n’ont pas à le faire — que nos échéances ne sont pas les mêmes, nos moyens non plus, que leur démarche demeure essentiellement revendicatrice si la nôtre est essentiellement persuasive, et surtout que l’action syndicale est le plus souvent morcelée et sectorielle alors que la nôtre doit forcément être aussi globale que possible14.
Bien entendu, certaines définitions de la démocratie sociale ne donnent pas une place prioritaire au mouvement syndical. D’après ces définitions, le réformisme peut très bien être traité comme « social démocrate ». Mais il me semble que le réformisme de Lévesque est mieux perçu comme populiste que social-démocrate. C’est-à-dire que son réformisme a toujours été dirigé par une confiance profonde dans le peuple et une méfiance tout aussi profonde des organisations de toute nature — les syndicats y compris. Par contre, ce populisme s’est fusionné avec une confiance presque illimitée dans la démocratie libérale. Les institutions politiques pourraient très bien traduire la volonté du peuple, à condition qu’elles soient libérées des influences occultes des intérêts organisés.
Donc, le gouvernement Lévesque a donné priorité à toute une gamme de mesures destinées à démocratiser la vie politique québécoise : la réglementation plus sévère de l’octroi des contrats gouvernementaux ; la Loi sur la représentation électorale ; et surtout la nouvelle Loi sur le financement des partis politiques, la première loi importante présentée par le gouvernement. Cette dernière loi traduit très fidèlement la vision politique de René Lévesque. Par le truchement de cette loi, les partis politiques sont financés uniquement par les individus — aucune organisation, les syndicats inclus, ne peut subventionner un parti politique. En effet, parmi toutes les actions de son gouvernement, Lévesque tire sa plus grande fierté de cette loi15.
Lévesque manifestait son engagement envers la démocratie libérale lorsqu’il préconisait avec détermination la tenue d’un référendum pour décider de l’avenir constitutionnel du Québec. Même les fédéralistes les plus acharnés ont été obligés d’accepter la légitimité du référendum comme mécanisme pour décider des questions constitutionnelles. Ce précédent sera très important dans le déroulement de la présente crise constitutionnelle.
Donc, le réformisme de René Lévesque apparaît le mieux dans son engagement à démocratiser la vie politique du Québec. Si, d’après certains critères, à tort ou à raison, on peut remettre en question ses convictions sociales-démocrates, on ne peut jamais mettre en doute son dévouement à la démocratisation. Plus que démocrate social, Lévesque a été démocrate libéral. C’est une préoccupation qui a dominé toute sa carrière politique et qui fait de René Lévesque un réformateur incontesté.
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* Kenneth McRoberts est professeur au département de science politique de l’Université York à Toronto. En 1983, il a publié en collaboration Développement et modernisation du Québec.
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1. Dale Thomson décrit le rôle de André Marier et Michel Bélanger dans Jean Lesage and the Quiet Revolution, Toronto, Macmillan, 1984, p. 235-239. Voir aussi Douglas H. Fullerton, The Dangerous Delusion : Quebec’s Independence Obsession, Toronto, McClelland & Stewart, 1978, p. 43-44.
2. Voir Pierre Godin, Daniel Johnson : 1946-19643, la passion du pouvoir, Montréal, L’Homme, 1980, p. 306.
3. Georges-Émile Lapalme, Le paradis du pouvoir, Montréal, Leméac, 1983, p. 196.
4. Carol Jobin, Les enjeux économiques de la nationalisation de l’électricité (1962-1964), Montréal, Albert Saint-Martin, 1978.
5. Voir Kenneth McRoberts, Quebec : Social Change and Political Crisis, 3′ édition, Toronto, MeClelland & Stewart, 1988, p. 163.
6. Louis Bernard, « René Lévesque, le démocrate », Le Devoir, 16 mars 1991, B-10; et Dale C. Thomson, Jean Lesage and the Quiet Revolution, Toronto, Macmillan, 1984, p. 166.
7.Calculé du tableau 2, André Biais et Kenneth McRoberts, « Public Expenditure in Ontario and Quebec, 1950-1980 : Explaining the Differences », Revue d’études canadiennes, vol. 18, n° 1, printemps, 1983, P. 30.
8. Idem.
9. Voir la discussion dans Kenneth McRoberts, op. cit., p. 364-365.
10. Ibid., p. 136.
11. La Régie de l’assurance automobile et la Société nationale de l’amiante.
12. McRoberts, Québec…, op. cit., p. 364-369.
13. Idem., p. 370.
14. Parti québécois, Quand nous serons vraiment maîtres chez nous, Montréal, Éditions du Parti québécois, 1972, p.52.
15. René Lévesque, La passion du Québec, Montréal, Québec/Amérique, 1978, p. 92.
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Tiré de René Lévesque, l’homme, la nation, la démocratie. Textes colligés par Yves Bélanger et Michel Lévesque, avec la collaboration de Richard Desrosiers et Lizette Jalbert, Presses de l’Université du Québec, 1992