Cette entrevue, l’une des dernières accordées par René Lévesque en 1987 est reprise avec l’autorisation de La Revue Toudi, un site Internet du Centre d’études wallonnes et de République.
TOUDI – Vu d’Europe, le Québec moderne est fils des années 60, d’un formidable mouvement d’affirmation nationale qui projeta d’un seul coup votre Province dans l’Histoire contemporaine. Votre carrière comme votre engagement politique s’inscrivent d’ailleurs profondément dans ces années d’effervescence….
René Lévesque – Oui, il y avait une sorte de climat qui contaminait toutes choses, qui nous envahissait tous et principalement ceux qui, comme loi, travaillaient dans la communication: journalistes (c’était mon cas), artistes (pensez au Manifeste du refus Global), écrivains, cinéastes (rappelez-vous du cinéma direct, de Perrault, de Gilles Groulx)… Il faut dire qu’il s’agissait là d’années de déblocage, de ce que nous appelions le rattrapage du Québec après l’éteignoir que nous avions connu sous le gouvernement Duplessis, caractérisé par une longue carence de l’engagement. Pendant plusieurs années, la société québécoise s’était sentie muselée, bâillonnée. Certes, la contestation couvait et s’exprimait même largement dans les médias audiovisuels, dans les groupes de réflexion, dans les milieux artistiques, intellectuels ou syndicaux. Mais par une sorte de perversion du système électoral, Duplessis restait indéboulonnable. Cependant, un bouillonnement trop longtemps contenu doit fatalement exploser. C’est ce qui s’est produit dans les années 60, avec l’arrivée au gouvernement des libéraux de Lesage, et toutes les conséquences que l’on connaît.
Une période transition et de gestation
TOUDI – A savoir la Révolution tranquille, l’affirmation indépendantiste, la fondation du Parti Québécois, l’ouverture du Québec et sa modernisation, puis votre arrivée au pouvoir en 1976, bref le souffle de l’Histoire. Mais précisément ne peut-on lire dans le Québec d’aujourd’hui l’expression d’un mouvement de reflux, comme un calme plat, une trêve, plus exactement depuis l’échec du référendum sur la souveraineté-association en 1980?
René Lévesque – Il est évident qu’en vingt ans l’Histoire est allée très vite au Québec et que tout le monde n’était pas nécessairement préparé à une telle accélération. Mais je ne parlerais pas de trêve, ni même de reflux: il faut se méfier de ce calme apparent. Je crois que nous vivons pour l’instant une période de gestation, qu’il y a des choses qui couvent et qui ne devraient pas tarder à émerger. Je parle d’un point de vue social et politique. ON sent qu’il y a des choses qui viennent…
TOUDI – Très concrètement qu’attendez-vous?
René Lévesque – Comment vous dire… D’un côté, il y a la crise qui nous transmis une sorte d’obsession: on fait aujourd’hui de l’économisme à tous crins. Par certains aspects, c’est une bonne chose: il n’y a jamais eu autant de jeunes entrepreneurs, de créateurs d’entreprises, de voyageurs internationaux. Je viens personnellement de vivre un long séjour dans une dizaine de pays européens, et dans chacun d’eux je n’ai pas cessé de rencontrer des Québécois. Ils sont fourrés partout: ils vendent, ils font des affaires, ils étudient… Je n’ai pas souvenance d’avoir connu une telle mobilité. remarquez, celle-ci était dans nos racines, on s’est parfois appelé les « coureurs de bois« . Par exemple dans la grande période de l’Eglise catholique dominante, avec l’Irlande et proportionnellement à la population, c’est probablement le Québec qui a fourni le plus de missionnaires. Je ne suis pas certain que dans ces vocations n’intervenait pas pour une grande part ce goût de l’aventure et du voyage qui nous caractérise. Aujourd’hui cette aventure est économique. mais d’un autre côté, je pense que seule elle ne suffira pas. Et cette aventure, cet élan, je sens très bien qu’il y a bon nombre de gens qui veulent l’inscrire dans un autre cadre et que ce cadre, ils le veulent politique.
L’idée d’indépendance n’est pas morte
TOUDI – Mais précisément ne peut-on expliquer votre déroute électorale en 1985 par le fait que ni vous ni votre parti n’avez été capables de devancer ce mouvement, de pressentir ces aspirations et de les incarner dans un nouveau projet collectif?
René Lévesque – Ecoutez, nous n’allons quand même pas dramatiser. Nous sommes en Amérique du Nord et à ce titre nous vivons des règles politiques de stricte alternance. C’est un peu la contagion des Etats-Unis: après un cerain nombre d’années d’un même gouvernement, il y a dans la population une sorte de ras-le-bol fondamental. C’est ce qu’in appelle l’usure du pouvoir. Pourtant, si vous observez l’histoire politique du Québec contemporain, disons grosso modo depuis Duplessis, vous remarquez qu’aucun gouvernement ne peut durer plus de six ans. La seule exception, c’est le nôtre: nous avons dirigé le Québec pendant neuf ans. Moi, je n’appelle pas cela l’écehec d’une politique. Alors, bien entendu nous avons erdu les élections, mais notre principal apport à la société québécoise, lui, est loin d’avoir disparu. Je veux parler de cette idée que le Québec doit devenir un Etat complet, un pays indépendant. Cela rendra peut-être d’autres formes que celles que nous proposions, mais cette idée-là, elle est enracinée. J’en veux pour preuve le dernier sondage paru juste avant les élections. A cette époque, je m’étais arrangé pour être ailleurs…
TOUDI – Un repli stratégique en quelque sorte?
René Lévesque – Disons simplement que si l’on décide de se retirer du débat politique, il ne sert à rien de rester planté dans le décor comme la mouche du coche. Mais ce qui m’a tout de suite frappé à mon retour – et qui a d’ailleurs inquiété notre ami Bourrassa, juste un peu, une toute petite inquiétude, alors qu’il vibrait encore à la volupté du pouvoir retrouvé -, c’est le résultat de ce dernier sondage pré-électoral, donnant 34 % des gens interrogés pour convaincus ou très convaincus d’une forme de souveraineté-association. Donc, ce que nous avons approché danspendant 25 ans est totalement enraciné, littéralement ancré dans l’organisme d’un bon tiers, pour ne pas dire près de la moitié des Québécois.
TOUDI – Tout de même, 34 %, cela ne forme pas une majorité. C’est même une nouvelle chute par rapport au référendum de 1980, rejeté par « seulement » 59% de la population. Si cette idée est à ce point enracinée, pourquoi en cours de route avoir donné l’impression que vous l’abandonniez, pourquoi sur ce sujet toutes ces déchirures au sein de votre parti.
René Lévesque – Non, non, non, il n’y a jamais eu d’abandon. Si vous relisiez a modeste prose de l’époque, vous sauriez que les résultats de ce référendum furent pour nous très traumatisants. D’autant plus qu’ils furent immédiatement suivis d’une crise économique aux effets tout aussi dramatiques. Et tout cela s’est enchaîné. Mais personnellement je pense que ce référendum était absolument nécessaire. Alors quelles conclusions en avons-nous tirées, et quelle fut ma conviction? D’abord, que ce qui fut rejeté dans cette affaire, ce ne fut en aucun cas l’idée de souveraineté, mais bien le moment choisi pour la mettre en pratique: ensuite qu’il n’y avait peut-être pas dans l’opinion politique la maturité suffisante. Enfin, je crois qu’à cette époque les préoccupations dominantes étaient déjà d’ordre économique. Quant aux élections de 1985, programmées pour nous dans le pire des moments, dans ce contexte de crise que je vous ai défini – crise économique et usure du pouvoir – nous les savions perdues par avance. Par conséquent, il ne fallait à aucun prix recommencer… à tout recommencer, proprement enquiquiner les gens avec une question qui pour l’heure n’était plus leur souci majeur. En un mot, il fallait éviter de se faire balayer de la carte, éliminer. Mais l’idée de souveraineté, je ne l’ai jamais abandonnée. Si vous relisiez mes petits textes…
TOUDI – C’est ce qu’on appelle une décision de « real-politik« …
René Lévesque – peu importe le nom que vous lui donnez. Moi, je n’ai jamais compris la politique autrement que comme des objectifs auxquels on croit et qu’il faut atteindre, même s’il faut pour cela pratiquer quelques menus détours. L’essentiel est de ne jamais perdre de vue les objectifs.
TOUDI – Apparemment, certains dans votre parti auraient préféré la ligne droite; quelques uns ont même démissionné de manière spectaculaire?
René Lévesque – Il est patent que cette option fut difficile à négocier et que certains ne l’acceptèrent pas. Mais, je vous l’ai dit, nous avons déjà cette époque que les élections seraient catastrophiques. Alors, certains, que je n’ai pas à nommer, virent dans ce prétendu abandon du concept de souveraineté-association un moyen plutôt noble de quitter la scène politique… Il y en a même un ou deux qui, quelques mois auparavant, m’avaient d’ailleurs dit: « Bon, écoute, je viens de me remarier, ou des trucs de ce genre, et je me représenterai pas »… A la convictions sincère qu’avaient certains de ne pas accepter ce tournant nécessaire, mais temporaire, s’ajoutait donc l’occasion d’une porte de sortie à quelques mois des élections. Mais nous avions convenu que nous parlerions peu de politique…
Le Québec minoritaire et ses minorités
TOUDI – Parlons alors du Québec, et de son caractère de plus en plus nettement cosmopolite…
René Lévesque – Ce n’est pas le Québec, c’est essentiellement Montréal, sorte d’énorme tête métropolitaine et effectivement cosmopolite sur un corps relativement petit. C’est à Montréal qu’aboutissent les apports démographiques extérieurs et c’est cela qui lui donne son étonnante vitalité, chose qui n’est pas si courante dans les villes nord-américaines. C’est un phénomène assez neuf, du moins dans son ampleur actuelle, disons depuis une bonne quinzaine d’années. Et fort heureusement tout cela se passe très bien. renons le cas des Haïtiens. Pratiquement inexistants il y a seulement dix ou quinze ans, ils sont actuellement près de 20.000 à vivre au Québec, pour des raisons que tout le monde comprendra. Cette immigration fut un test excellent pour le Québec. Car eux sont allés partout, y compris dans les zones rurales. Et non seulement ils furent bien acceptés – nous avons eu un député haïtien dans notre parti, Jean Alfred, qui était enseignant et marié à une Québécoise – mais même en milieu rural ils eurent très rapidement un non nombre de maures ou de conseillers municipaux. Ce qui est tout de même rassurant, car cela signifie que globalement le racisme n’est pas à l’ordre du jour au Québec.
TOUDI – Vous avez souvent répété dans vos discours que le Québec était victime du colonialisme culturel des Etats-Unis. mais si l’on se penche sur la question des Indiens du Québec, ou mieux encore sur celle des populations Inuit1, ne peut-on pas considérer qu’il y a là aussi une forme de colonialisme et cette fois de la part des gouvernements québécois successifs?
René Lévesque – Je suis un vieil ami des Inuit, je suis même leur vieux chef. Dans les années 60, je fus le premier homme politique en fonction au gouvernement à entrer dans des régions de forte tradition Inuit. Nous leur avions ouvert une caisse populaire, des coopératives… Cela pour les aider. J’y suis retourné il y a deux ans et j’ai été reçu comme leur vieux grand chef. Ce sont des gens passionnants.
TOUDI – Donc du paternalisme, mais pas de colonialisme?
René Lévesque – N’oubliez jamais ce fait fondamental: nous sommes dans un pays fédéral. Ce qui signifie que toutes les lois qui, pour l’essentiel, régissent leurs populations indiennes comme les Inuit sont des lois fédérales. Les Inuit sont les pupilles du Canada, pas du Québec2. Pour notre part, quand nous étions aux affaires, nous avons oeuvré au maximum pour un rapprochement, nous avons signé des traités, nous les avons considérés comme des nations. Pour nous, il s’agissait de peuples. Mais nous avons travaillé dans les limites de nos compétences. Ceci dit, quand on regarde l’histoire canadienne, on s’aperçoit que nous avons mieux fait que les Anglo-saxons, qui étaient plutôt portés à les descendre et à s’arrêter là. Nous, nous avons du sang indien dans les veines. Parce que nous avons toujours eu des relations avec eux, y compris sexuelles. Moi, je ne parlerais pas de colonialisme, mais d’une bonne vieille habitude de s’ignorer mutuellement, tout en se respectant, tout en se fréquentant.
TOUDI – Il existe un parti Inuit.
René Lévesque – Oui, mais informel. Cela ne prend pas le nom de parti, parce qu’ils ont leur propre manière de voir les choses, mais il existe plusieurs organisations, avec lesquelles ils apprennent à gérer leurs propres fonds et toutes sortes de subventions qui leur sont dues. Ces organisations ont des connotations politiques très réelles.
TOUDI – Vous réagiriez favorablement à la création d’un front de libération du peuple Inuit?
René Lévesque – Tout à fait. D’ailleurs il y en a un. Mais la question Inuit est très vaste et déborde largement le seul cadre québécois. C’est un problème circumpolaire: il y a des Inuit au Québec, mais aussi en URSS, en Alaska, en Laponie. Et toutes ces familles ont des relations entre elles. Il existe une sorte d’association circumpolaire qui est comme l’émanation d’une prise de conscience d’une identité nordique, d’origine vraisemblablement asiatique. Vous savez, les Soviétiques se vantent souvent d’avoir maintenu vivaces les différentes cultures nationales de leur territoire. Jusqu’à un certain point, je pense que c’est vrai. Ils ont fait nettement mieux qu’en Amérique du Nord. Mais sur bien des points, le Québec donne l’exemple, notamment pour ce qui est de la reconnaissance de l’autre.
(Propos recueillis à Montréal par Patrick Leboutte, avec la complicié de Jacques Kermabon et Patrice Poulin)
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1 Les Inuit sont les Esquimaux du Québec.
2 Il fallut tout de même attendre 1969 et le gouvernement conservateur de Jean-Jacques Bertrand pour voir reconnaître le droit de vote aux Amérindiens.