Entrevue réalisée par Jean PARÉ
«Aux Québécois, je souhaite de se rendre compte qu’ils sont l’un des deux ou trois peuples les plus intéressants d’aujourd’hui…»
Dans le premier numéro de L’Actualité, en septembre 1976 (vol. 1, n° 1), l’invité de l’interview du mois était René Lévesque. À la question: «Est-ce que les élections sont pour cette année ?» le chef du Parti québécois répondait: non. Mais il ajoutait aussitôt qu’il ne voyait guère de circonscription où sa formation n’était pas déjà en avance sur les libéraux de Robert Bourassa et se disait confiant d’en remporter «au moins une quarantaine»… Deux mois plus tard exactement, René Lévesque devenait Premier ministre du Québec.
Au moment de laisser sa place à son successeur, neuf ans après cette entrevue, qui reste une des meilleures qu’il ait jamais données, René Lévesque a accepté de boucler la boucle et de faire le point avec L’Actualité. Non pas sur les éphémères questions de l’heure ou sur une campagne au leadership déjà à peu près terminée, et qui d’ailleurs lui échappe. Non plus sur le bilan récent de son gouvernement. Mais sur ses 25 années de vie politique, de la Révolution tranquille à ce jour, sur l’évolution de la nation québécoise pendant ce quart de siècle, sur la transformation de la vie politique, et enfin sur les perspectives d’avenir qu’il entrevoit.
René Lévesque a occupé tout le devant de la scène pendant une période plus longue que tout autre homme politique depuis Maurice Duplessis. On l’a adulé, on l’a détesté, mais chose sûre, on s’ennuiera de ce grand petit homme. Pour l’instant, le voici, en exclusivité, pour la dernière fois dans ses fonctions de Premier ministre du Québec.
L’ACTUALITÉ – Au moment de quitter la vie politique, qu’est-ce que vous souhaitez comme avenir au peuple québécois?
R. LÉVESQUE – … (Après un long instant de réflexion)… Qu’il se rende compte d’un fait primordial : qu’il est probablement un des deux ou trois peuples les plus «le fun», les plus intéressants, les plus capables d’aujourd’hui ! On commence enfin à retrouver notre côté coureur des bois, notre audace de jadis.
Ensuite, il ne faut pas oublier ce qu’on a été et qu’on est. Mais ça, il n’y a pas de danger… Il faut se rendre compte que les racines, ça vaut quelque chose quand ça produit des fruits comme ça ; et c’est en train de le faire. On a attendu assez longtemps !
Puis, troisièmement, je souhaite aux Québécois de finir de s’ouvrir sur le monde, ce qui est déjà bien commencé. Il faut aussi que Québec, ça signifie : qualité. Avec ça, tout le reste va bien se passer. À condition, bien sûr, qu’on fasse aussi quelques enfants. Pour une petite société comme nous, le niveau actuel de dénatalité, c’est mortel…
L’ACTUALITÉ – Pendant ce quart de siècle d’activité politique, pensez- vous avoir fait tout ce que vous vous étiez donné pour mission de faire ?
R. LÉVESQUE – De toute évidence, non ! Dans le détail, il y a bien des choses dont on est fier, mais depuis 10 ans, pour la question fondamentale qu’on voulait régler, et qui est ce que vous savez… qu’on a appelé la souveraineté-association, et qui est l’émancipation politique du Québec dans un certain cadre, on n’a pas réussi l’essentiel, ça reste encore à faire. J’ai l’impression que ça n’est qu’une question de temps et qu’un jour ou l’autre, ça va se faire, mais pour l’instant, ça n’est pas le cas. Finalement, le seul principe, c’est de rendre les gens plus heureux, plus contents d’être chez eux. On a commencé quelque chose en 1976, puis en 1981… J’espère qu’ils feront quelque chose du genre à la prochaine… Mais revenons au quart de siècle…
Je me souviens d’une réunion du Conseil des ministres, en 1964, juste après la parution du rapport Parent sur l’éducation, cette grosse pile de livres. C’était une prise de conscience absolument terrible : les deux tiers, sinon les trois quarts des adultes francophones québécois n’avaient pas terminé leur école primaire. On a littéralement eu la frousse ! On n’irait nulle part avec ça… Il fallait ou former des maîtres, ou fourrer tout le monde vite dans les écoles et former des enseignants sur le tas, pour ainsi dire, ce qu’on a fait, et dont on porte encore les conséquences aujourd’hui. J’en parle simplement à titre d’exemple du chemin parcouru. Et aussi pour donner un coup de chapeau à tous ceux qui ont réussi à changer ça : quelques années après, l’UNESCO a pu dire que le plus gros effort per capita dans le domaine de l’éducation, ç’avait été au Québec. Ça et le reste, ça fait qu’on regarde en arrière et qu’on se dit: c’est pas possible !
L’ACTUALITÉ — Diriez-vous la même chose pour l’aspect économique ?
R. LÉVESQUE — Ça va de pair. Ce que Parizeau appelait récemment «la garde montante», finalement, c’est le résultat de ce changement, jusqu’à un certain point, en tout cas. Même Reagan a pu dire, lors de sa visite à Québec à la Saint-Patrice : «Nous sommes conscients, même chez nous, de la présence de ces jeunes entrepreneurs with a french flair, combatifs et compétitifs…» Quelqu’un lui avait sans doute soufflé les mots ! Mais ça montre à quel point la perception est répandue.
L’ACTUALITÉ — Est-ce que la vie politique — la façon de faire de la politique —, elle, a changé, en 25 ans?
R. LÉVESQUE — Oui, et c’est peut-être la chose dont je suis le plus fier, l’instauration de l’intégrité du processus politique. Au Québec, il n’est plus possible aujourd’hui d’acheter des votes avec des cadeaux. Ni même avec des promesses en l’air… Il faut qu’un parti ait fait la preuve de son sérieux pour promettre quelque chose. C’était là la base de tout. Sans ça, rien du reste n’est possible.
Je me suis fait dire à l’étranger que cette intégrité, c’est pas possible ! Eh bien ! Ici, c’est possible ! Est-ce que ça va survivre, durer, est-ce que c’est vraiment dans les moeurs? Aux niveaux inférieurs, il y aura toujours un peu de grenouillage, la nature humaine est la nature humaine, mais au niveau de l’État, c’est irréversible, je pense.
L’ACTUALITÉ — Est-ce qu’il est encore possible, aujourd’hui, pour un parti, d’avoir un programme, au sens strict. Un document, avec une liste de points à réaliser ?
R. LÉVESQUE – On s’est cru obligé, à un certain moment, d’avoir du papier. Beaucoup de papier. Je pense que le premier parti à agir ainsi a été le Parti libéral en 1960. C’était essentiel. L’expression politique du changement.
Mais depuis, on a fini par se dire, entre nous : il n’y a plus personne qui lit le programme ! C’est en trop petits caractères, ça sert à rien d’essayer! Il y a tellement d’amendements, puis d’ajouts, lors des congrès, que ça n’est plus lisable.
L’ACTUALITÉ – On peut avoir un programme, théoriquement, et ne pas s’en soucier. On dirait que les partis veulent garder toutes leurs options ouvertes, n’être que des machines à réagir aux événements, à prendre le pouvoir…
R. LÉVESQUE – Nous, c’est le contraire. On est un parti démocratique, le plus démocratique qu’il y ait eu au Québec, peut-être, mais quand on regarde nos statuts et règlements, c’est délirant. Et c’est un défaut qui est apparu trop vite après la fondation, et qui s’est accentué au lieu de se corriger.
L’ACTUALITÉ – Ça c’est une question de structure. Mais en ce qui concerne le programme, depuis un an, le PQ a ouvert ses options, qu’il s’agisse d’indépendance ou de programmes sociaux. On a aujourd’hui, pour pasticher une vieille expression, l’indépendance et la social- démocratie si possible, mais pas nécessairement…
R. LÉVESQUE – Il faut en venir à une idée, qui a été essayée au cours des derniers congrès, mais un peu gauchement. S’en tenir à une déclaration de principes assez détaillée, qui serve de balise. On disait que notre programme, c’était notre feuille de route. Mais c’est devenu une feuille de route qui va un peu partout. Ça ne tient pas debout. Il serait préférable d’avoir une déclaration de principes qui tiendrait en deux ou trois pages mais où on reconnaîtrait l’essentiel. Et le programme devrait être remis au point le plus près possible des élections, pour voir ce qui paraît le plus indiqué.
L’ACTUALITÉ – Qu’est-ce que ce serait, aujourd’hui, les deux ou trois grands principes du Parti québécois?
R. LÉVESQUE – Vous leur demanderez!
L’ACTUALITÉ — Vous nous disiez, il y a neuf ans, qu’être dans l’opposition, c’est un sacrifice, parce que c’est essentiellement négatif, que ça ne produit rien. Est-ce que c’est cette perspective qui vous amène à partir ?
R. LÉVESQUE — Après tout cela, il y a une certaine usure. Après neuf ans… Pensez bien, que c’est plus long que tous les autres gouvernements depuis 1960! Alors, il y a l’usure, et le désir de penser un peu à soi, à sa vie, à son avenir… Parce que la politique c’est pas payant, quoi qu’on en pense. Ce n’est pas comme les Hells Angels, qui se promènent avec des 200 000 dollars, ou des joueurs de baseball avec des contrats d’un million ! Et ça, ça vaut pour tout le monde, pour les députés. Un député, que ça ne gagne que 40 000 dollars par année, c’est un scandale !
La chose qui m’inquiète, c’est que s’il y avait ce dont vous venez de parler, un changement de gouvernement, un balayage, c’est que les libéraux, à mon avis, ne sont pas prêts.
L’ACTUALITÉ — Prêts ou pas, ils pourront toujours dire que vous ne leur laissez pas une situation saine.
R. LÉVESQUE — Moi, je pense qu’on leur laisse la boutique assez en ordre. Il y a pas un gouvernement, même les yeux sur le programme qui peut tout faire. Mais dans l’ensemble… Par exemple, ça a tout l’air qu’on a réussi à percer le mur de l’automobile! Avec tout ce que ça suppose de retombées, de développement et de sous-traitance. Ça va compenser pour ce qu’on a perdu au niveau de l’avionnerie lors des contrats du F-18, où on s’est fait avoir.
L’ACTUALITÉ — Diriez-vous, comme un de vos ministres, que malgré votre échec sur l’objectif fondamental, la souveraineté politique, la société québécoise est plus forte, plus solide qu’il y a 10 ans?
R. LÉVESQUE — Ça m’apparaît évident. On l’a dit, on l’a peut-être trop dit, d’ailleurs ! Si aujourd’hui on parle de décentralisation, de désétatisation, si nous-mêmes au gouvernement on pousse ce processus, c’est parce que les citoyens sont plus forts, plus capables, qu’ils n’ont plus besoin de l’État et des technocrates pour faire les choses à leur place ou leur dire quoi faire. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, puis responsable de ses décisions. Ce qu’on a fait, fondamentalement, à travers la crise, au surplus, c’est d’accompagner cet accroissement de capacité de produire, de faire, qui est le fruit de nos immenses investissements des 20 dernières années. Une véritable marée montante. Ces années-là ont éliminé l’essentiel de nos complexes, en particulier notre incapacité de prendre conscience de notre capacité, incapacité qui s’est encore reflétée dans le résultat du référendum…
L’ACTUALITÉ — Et s’il y avait un autre référendum aujourd’hui ?
R. LÉVESQUE — Je pense pas que ça changerait grand-chose, parce que les gens ne veulent pas actuellement s’embarquer là-dedans, ils sont occupés à grandir eux-mêmes, à prendre leurs affaires en mains… Je n’irai pas jusqu’à dire, comme Pierre Péladeau, que l’indépendance va se faire quand on aura assez de millionnaires, mais ça va peut-être se faire d’une façon bien différente de ce qu’on avait rêvé.
Ce que je vois, dans 20 ans, c’est un Québec qui participe pleinement à cette société du tournant du siècle qu’on nous décrit, une société qui compte plus de savants et de techniciens qu’il n’en a existé depuis le début des temps, un Québec jeune qui, évidemment, va vouloir prendre ses décisions lui-même, une des sociétés de pointe. On parle beaucoup de Coréens, ces jours-ci, à cause de l’usine automobile : les Coréens me font penser aux Japonais il y a 20 ans, les Japonais qui ne savent plus aujourd’hui où mettre leurs capitaux. Les Coréens, eux, ont encore les dents longues, ils ont faim. Bien, on ressemble un peu à ça.
Quelle forme ça va prendre politiquement? Je l’ignore… Ce que je trouverais intéressant, c’est quelque chose dans le genre de ce que les Scandinaves ont construit, une collection de sociétés, de peuples très divers… Ici aussi, les éléments du Canada, les Maritimes, Terre- Neuve, l’Ontario, l’Ouest en deça et au-delà des Rocheuses, sont des sociétés différentes, qui pourraient donner naissance à quelque chose d’équivalent, quelque chose qui sera obligé d’admettre sa diversité, qui ressemblerait aux pays scandinaves, qui ont mis des choses en commun en gardant leur identité.
Moi, je l’aime bien, le Canada — sans avoir besoin de «mes montagnes Rocheuses»! — mais sa structure actuelle ne m’apparaît pas viable indéfiniment. Ça va s’adapter au point d’être méconnaissable.
L’ACTUALITÉ — Précisément, le grand débat politique de l’heure touche la nature même du Canada. Il s’agit du libre-échange avec les États-Unis… Les positions du Québec et de l’Ontario sont assez contradictoires là-dessus. Est-ce que leurs intérêts profonds le sont aussi ?
R. LÉVESQUE — Justement, je viens de vivre une conférence de premiers ministres, à Terre-Neuve, où on a vite fait l’unanimité là- dessus. Sauf du côté de la machine politique et bureaucratique fédérale, qui ne tire pas tout à fait dans le sens de ce qu’avait promis Mulroney en matière de collaboration avec les provinces : le compte rendu qu’on a reçu d’Ottawa ne ressemblait pas beaucoup à ce qu’on s’était dit. Il y a un establishment qui tient bon…
L’ACTUALITÉ — Le libre-échange, c’est la sagesse à la mode, la panacée, même, mais est-ce qu’il ne vaut pas mieux attendre les rapports des commissions d’enquête ? Est-ce que le Québec n’en souffrirait pas, dans des industries comme le vêtement, le textile, les produits manufacturés?
R. LÉVESQUE — À Terre-Neuve, outre ce désir d’un nouveau départ, d’une situation où on ne serait pas «normés» par les technocrates d’Ottawa, j’ai vu et entendu ceci — on en a oublié le lunch ! —, une sorte de corrida sur l’Ontario. La national policy, le achetez Canadian, ça veut dire : achetez Ontario. Peckford disait: sur la vente de mes poissons, moi, je me fait voler — il en a même un peu perdu sa cote de crédit — au profit, au fond, de vous savez qui! Peterson en était horrifié.
Mais le libre-échange, tout le monde est pour parce que, comme Landry l’a déjà dit, on ne peut pas être contre. Nos exportations, ça représente 40 % de notre production. Alors que les Coréens essayaient de nous émouvoir parce qu’eux, c’est 30 %! Et les Japonais moins de 15 %. Si on refuse de jouer au football, au baseball ou au hockey dans les ligues majeures, on sera jamais capables de jouer. D’ailleurs, c’est prévu au GATT, je vois pas pourquoi on attendrait…
L’ACTUALITÉ — Les Américains prétendent que des programmes comme l’assurance-maladie, l’assurance-chômage, l’aide au développement constituent des subventions camouflées qu’il va falloir abolir en échange de l’accès à leur marché. La fin d’institutions distinctes, qui sont aussi une forme plus civilisée de société, est-ce que ça n’est pas déjà l’annexion?
R. LÉVESQUE — Je vais vous amener ailleurs. On est allé dans l’Idaho, la patrie de leur pomme de terre, à la conférence des Gouverneurs. On a entendu des choses invraisemblables : que notre bois est en train de les tuer, que c’est subventionné… Il a fallu leur faire un dessin! Mais précisément, c’est beaucoup plus une question de mauvaise information qu’une question de fond. Il a fallu leur apprendre que le premier marché des États-Unis, ce n’est pas le merveilleux marché japonais, mais le Canada; que le petit Québec à lui tout seul équivaut pour les Américains à un cinquième du marché japonais, à trois fois la France! Déjà, les poids lourds, les gouvernements importants, connaissent ça.
Pour l’instant, il y a aux États-Unis une sorte de vague de protectionnisme panique, nourrie par les déficits et une balance commerciale défavorable, mais qui est contrebattue par des gens plus au courant. Comment ça va tourner, ça dépend des réactions qui vont se produire.
L’ACTUALITÉ — Vous quittez le pouvoir à un âge où bien des hommes politiques européens ne l’avaient pas encore pris. Est-ce qu’on fait ici une consommation abusive d’hommes politiques?
R. LÉVESQUE — Après 25 ans, je vous ferai remarquer! … Borotra, le tennisman français, et quelques autres, avec qui on discutait à la fin de la guerre, nous faisait remarquer que lui jouait encore à 40 ans, que Marcel Cerdan devenait champion du monde à cet âge-là… Et Borotra avait une théorie : il y a le muscle européen, et il y a le muscle américain ! Joe Louis, à 35 ans, c’est un has been; Cerdan, lui, devenait champion… Les jeunes en culottes courtes, jusqu’à 15 ans, ça a été une tradition longtemps, en Europe, tandis qu’ici, c’est le premier pantalon à sept ou huit ans. Ici, on use peut-être les gens trop vite. Ou trop durement.
Moi, je me sens en pleine forme — probablement parce que je n’ai jamais fait de stress — et je n’ai pas envie de prendre ma retraite — d’ailleurs, je n’ai pas les moyens ! — mais après 25 ans… 25 ans, c’est 25 ans ; c’est terrible dans notre climat politique. Même si j’ai trouvé ça le fun. Pas tout le temps, mais par bouts.
L’ACTUALITÉ — En 1960, vous êtes passé à 129 voix de rester journaliste. Est-ce qu’il vous est déjà arrivé de regretter la tournure des événements, de vous demander ce que vous auriez fait ? Président de Radio-Canada, par exemple!
R. LÉVESQUE — Me demander ce que je serais devenu? À l’occasion. J’étais sûrement appelé, dans mon métier, à prendre une place assez durable. Par-dessus le marché, c’était le moment où ça commençait à être payant!
Mais regretter? Non. Je n’ai rien regretté. Et puis-je vous dire quelque chose de brutal? J’y pense encore moins quand je vois ce qu’est devenu le journalisme. Je trouve que c’est profondément décevant.
Exemple : quand je prends mes deux semaines de vacances habituelles, au bord de la mer, je lis le Boston Globe. Le Globe, ce n’est pas coté comme un grand journal; c’est un gros journal régional, tout simplement. Mais entre nous, ça mange tout ce qu’on appelle notre presse dite «nationale», entre guillemets. Autre exemple : les médias électroniques. Toujours là-bas, je vois PBS, le réseau public américain. Bien, j’espère qu’un jour on aura l’équivalent, avec Radio-Québec ou autrement, mais entre nous, on a encore des croûtes à manger! Quand je regarde nos bulletins de nouvelles, eh bien! fran-che-ment!
L’ACTUALITÉ — Trouvez-vous vraiment que les citoyens sont moins bien informés qu’avant 1960?
R. LÉVESQUE — L’information, c’est un de nos cancers. Que les journalistes aient les carrières les plus sécuritaires possibles, qu’ils aient la frousse de perdre leurs jobs, qu’il y ait une censure interne… bon! Mais surtout à la télévision, qui assure cette petite célébrité instantanée, c’est la frousse qui domine, la frousse constante.
L’ACTUALITÉ — Ça ne vous étonne pas, alors que les Québécois avancent dans tous les domaines, comme vous disiez tantôt ?
R. LÉVESQUE — Précisément. Et je vais avoir le temps de réfléchir à ça maintenant. Mais m’embarquer dans une rédaction, quelle qu’elle soit, audiovisuelle ou écrite, ce serait le cauchemar, précisément parce que je ne comprends pas pourquoi il y a quelque chose de cancéreux dans le quatrième pouvoir par rapport à la santé générale du Québec. Il y a un mélange de prétention et de manque de connaissances et de travail… On reste dans les clichés. Pas besoin d’aller loin : ici même à Québec, à la galerie parlementaire, je vous jure que les exceptions sont rares… Aujourd’hui, on se contente des communiqués, comme une ruche d’abeilles qui se dit: v’là une fleur! et tout le monde se lance dessus. Jamais de recherche, de travail fouillé.
L’ACTUALITÉ — Qu’est-ce que vous allez faire au lendemain de la convention du PQ ?
R. LÉVESQUE — C’est simple, je m’en vais.
L’ACTUALITÉ — Où?
R. LÉVESQUE — En Europe, essentiellement. Parce qu’il y a des bouts que je voudrais revoir, et d’autres que je n’ai jamais pu visiter. Curieusement, je ne sais trop pour quelle raison — certainement pas du ressentiment —, je n’ai jamais remis les pieds en Allemagne depuis 1945. Je suis passé tout autour, pourtant. Et il y a la Scandinavie, que je n’ai jamais vue…
L’ACTUALITÉ — Ça c’est encore plus curieux, parce que la Scandinavie, c’est un peu le modèle de toutes les social-démocraties, le pèlerinage obligé de tous les sociaux-démocrates. Ç’a été le modèle de votre action politique.
R. LÉVESQUE — Oui, pour une partie de ma vie politique. Mais c’est un modèle un peu distant, parce que je ne l’ai jamais vu. Tout le monde y est allé, grands dieux! mais pas moi. J’aurais fait des bassesses, quand j’étais journaliste pour y être envoyé, mais ça n’a pas marché. Ensuite, je veux voir la Grèce, peut-être par l’Orient- Express, que l’on vient de ressusciter, m’a-t-on dit…
L’ACTUALITÉ — Et ensuite ?
R. LÉVESQUE — Après, eh bien ! il va falloir que je gagne ma vie après les fêtes, sûrement! À quoi? On a évoqué toutes sortes de choses, mais je vais commencer tout de suite à y penser, parce que je ne veux pas rester à rien faire comme une âme en peine, ni être obligé de choisir pressé. Mais la discipline fondamentale, c’est que je vais me mettre deux heures par jour dès maintenant devant le papier, pour voir ce qui sort. Et pas des mémoires au sens d’un plaidoyer. Surtout pas.