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Tiré de Stefanescu, Alexandre (dir.), René Lévesque: mythes et réalités, Montréal : VLB Éditeur, 2008, 249 p.
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Par Pierre Nepveu*
René Lévesque et la littérature : n’est-ce pas, du moins vu du grand public, un thème quelque peu étonnant ? Et pourtant, comme en témoignent ses écrits et aussi les personnes qui l’ont côtoyé durant toute sa carrière politique, René Lévesque était un grand lecteur. Sans doute serait-il hasardeux de prétendre tisser des liens de causalité directe entre ces lectures abondantes et variées et les politiques qu’a défendues et mises en œuvre le fondateur du Parti Québécois. Du moins, ce serait là une entreprise exigeant de longs travaux, qui restent à faire. Je voudrais m’en tenir ici à un objectif plus modeste : montrer que la littérature a joué, chez Lévesque, un rôle important dans une certaine pédagogie, d’abord journalistique avant de se transposer dans le politique, un rôle dans une certaine vision de l’histoire et, plus précisément, une manière de la raconter, et enfin, plus globalement, dans le rapport de l’homme avec la langue et la parole. Car s’il y a un « mythe » de René Lévesque, et s’il y a eu indéniablement à tout le moins un charisme que tous ont senti, cela ne tenait-il pas en partie au fait que Lévesque était un homme de la parole, une parole vive, même dans l’écrit, teintée d’oralité et surtout libre, abondante, imaginative ? Ce sont ces thèmes que je voudrais aborder sommairement.
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Quand je songe aux rapports que René Lévesque a pu entretenir avec la littérature, une première image, ou plutôt une série d’images me vient inévitablement à l’esprit. Il s’agit sans doute d’un des plus courts discours qu’il ait jamais prononcés : trois, quatre minutes tout au plus en comptant les applaudissements. Nous sommes le 28 mars 1980, moins de deux mois avant le référendum fatidique du 20 mai. Dix ans exactement après la très fameuse Nuit de la poésie du 27 mars 1970, le cinéaste Jean-Claude Labrecque, assisté de Jean-Pierre Masse, a décidé d’organiser et de filmer une nouvelle Nuit de la poésie. L’auditorium Marie-Gérin-Lajoie de l’UQAM déborde, comme d’ailleurs l’Atrium voisin où toute la nuit se tiendront, en parallèle avec celles qui auront lieu dans la salle, les lectures de dizaines de poètes.
Dans la vidéo ou le DVD que l’on peut voir aujourd’hui1, René Lévesque surgit du noir avant même le générique et son discours constitue un prologue au film lui-même. Sa visite n’était pas annoncée : ni les poètes (dont j’étais) ni le public ne s’attendaient à voir ainsi surgir sur la scène le premier ministre du Québec et chef des forces souverainistes. Bien que la très grande majorité du public et des poètes fussent déjà solidement gagnés à la cause du oui (et je précise que j’ai moi-même voté oui en 1980), cette visite impromptue pouvait susciter un certain malaise, sans doute minoritaire, le sentiment (du moins chez plusieurs poètes) d’une récupération politique, d’une tentative visant à orienter l’événement sans l’accord des principaux acteurs, à faire de cette Nuit de la poésie, coûte que coûte, un des premiers jalons de la campagne référendaire lancée depuis peu.
Le film accentue encore cette impression, mais le gros plan de profil de Lévesque devant le micro, attendant avec force grimaces, soupirs et sourires embarrassés que s’apaise l’ovation qui l’accueille, est émouvant, le montre dans sa force fragile, son charisme à demi assumé. Finalement, il prononce une phrase assez énigmatique : « Avoir su qu’on soulèverait de faux espoirs comme ça, j’aurais fait un poème ! » Qui est ce « on » et de quels « faux espoirs » s’agit-il ? L’orateur semble feindre de croire, par un trait d’humour et en se désignant par un « on » indéfini et pudique, que le public espérait de lui un poème ! Mais pour nous qui connaissons le résultat du référendum de mai, ces « faux espoirs » prennent une autre dimension, assez troublante, d’autant plus que c’est précisément l’espoir et l’idéal qui vont constituer l’essentiel de son message. Lévesque ajoute en effet aussitôt que cet événement, dix ans après le premier, a lieu « dans une année qui a des chances d’être chargée d’espoir » et il poursuit ainsi :
Il est bien que la politique qui essaie, laborieusement, de suivre ça de très loin, péniblement, pour ne pas trop trahir l’idéal, vienne le dire : c’est qu’on a été très chanceux au Québec d’avoir ce genre de précurseurs que sont les poètes, qui nous proposent l’idéal. En vieux grec, qu’on apprend au collège et qui ne sert plus à rien par la suite, on apprenait que « idéal » venait d’un mot grec signifiant « voir » : voir ce que les autres n’ont pas encore vu, ce qui va être ou ce qui devrait être vu, si on peut en convaincre assez de le voir aussi [applaudissements] […]
Si bref soit-il, ce discours mérite qu’on s’y arrête et je voudrais faire à son sujet deux commentaires principaux.
Le premier constate simplement le fait que Lévesque reprend ici un modèle bien connu, selon lequel les poètes ont précédé l’affirmation politique du Québec : en un mot, le poétique préfigure le politique, la poésie propose « l’idéal » que le politique essaie « de ne pas trop trahir ». L’« idéal », c’est bien sûr le pays, l’espoir du pays, par exemple celui de Gaston Miron qui écrivait dès le début des années 1960 : « nous te ferons, Terre de Québec / lit des résurrections / et des mille fulgurances de nos métamorphoses2 ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette conception de la poésie, mais je me contenterai de souligner qu’elle ne semble pas avoir reposé sur une fréquentation significative des œuvres des poètes contemporains du Québec qui d’ailleurs, sans avoir renié l’idéal dont parlait Lévesque, avaient à peu près unanimement abandonné le thème du pays depuis la fin des années 1960, au profit d’autres idéaux : l’utopie contre-culturelle, le marxisme, le féminisme. Ce qui donne au discours de 1980 une allure légèrement dé phasée. Au collège, comme bien des étudiants de sa génération nés dans les années 1920, Lévesque avait lu les poètes du Moyen Âge et de la Renaissance, Rutebeuf, Villon, Du Bellay, Ronsard – après l’incontournable Jean de La Fontaine et avant les grands romantiques : Hugo, Lamartine, Musset3, mais guère plus qu’en « morceaux choisis », même s’il les avait, dit-il, « savourés ». Aucune allusion, dans ses mémoires, à des poètes plus contemporains, français ou québécois. Bref, et je conclurai ainsi ce premier commentaire, la poésie québécoise convoquée par René Lévesque dans son discours de la Nuit de la poésie 1980 fait surtout figure de lieu commun et elle remplit une fonction instrumentale, dans une optique où il s’agira de convaincre le plus grand nombre possible de citoyens de voir ce que les poètes ont vu.
Mon deuxième commentaire se situe à plusieurs égards dans un rapport antinomique avec le précédent et il constitue l’essentiel de mon propos, voire même de la thèse que je veux soutenir ici : il y a eu, je pense, un rapport de René Lévesque à la littérature qui était d’un autre ordre, un rapport plus cognitif et nourricier qui tient de la mémoire, de l’histoire et de l’amour de la langue et plus globalement de la culture. Ce lien, il vient sans doute largement de ses lectures de jeunesse mais pas exclusivement et surtout, il est irréductible à une vision purement instrumentale ou « utile » de la littérature. Dans le bref discours de mars 1980, cela se traduit par une petite leçon d’étymologie, que l’on aurait tort de réduire à une pure coquetterie : « idéal », explique Lévesque, vient d’un mot grec qui signifie « voir » (idein dans sa forme grecque, cette langue qui, dit-il, « ne sert plus à rien » une fois les études terminées). Or, si l’on s’en remet aux souvenirs de Lévesque lui-même, on observera qu’il y a un passage très éloquent sur l’étymologie dans Attendez que je me rappelle… Lévesque commence par regretter que l’on n’ait pas davantage remplacé l’enseignement des langues mortes par celui des langues vivantes mais loin d’exprimer ce regret dans une perspective purement pratique et utilitaire, il le rattache plutôt à une préoccupation culturelle. À travers l’étude du grec et du latin, « on commençait à deviner comment se fabrique une civilisation4 », observe-t-il, mais les langues vivantes valent elles aussi non seulement par leur grammaire, mais par « leur littérature et tout le trésor culturel dont elles sont chargées5». Lévesque oppose ensuite « le français instant », comme on dit le café instant, au français dé gusté « à la table des grands auteurs ». Ce français bien en bouche, finement et goulûment dégusté, il s’accompagne aussi d’une exploration de la langue, grâce à un professeur qu’il eut au collège – une exploration de toutes les nuances de ses significations, à travers « le roman […] de l’évolution des mots », jusqu’au fond des mémoires aryenne et asiatique, là où les mots father, vater, pater, padre, père trouvent une commune ra cine. C’est à partir de ces considérations sur les langues et sur l’étymologie que l’autobiographe enchaîne en évoquant sa lecture des morceaux choisis des poètes anciens, à laquelle j’ai fait allusion plus tôt.
Le récit que fait René Lévesque de ses lectures de jeunesse, dans Attendez que je me rappelle…, se déroule sous le signe d’un « appétit dévorant », d’une « rage omnivore »6. Le jeune Lévesque, avant d’aller étudier au Séminaire de Gaspé, s’est d’abord jeté sur la riche bibliothèque de son père avocat comme un jeune tigre insatiable : la comtesse de Ségur, Jules Verne, Alexandre Dumas et ses Trois mousquetaires, des bandes dessinées comme Tarzan et Nick Carter, quelques livres interdits aux titres suggestifs, La garçonne, Les demi-vierges, dénichés au fond d’un « enfer » tenu sous clé par ses parents (mais les parents sortent parfois, et ils ont bien mal caché la clé)… De ces premières lectures, il n’y a pas à se surprendre, les récits d’aventures et les descriptions érotiques ne manquant jamais de séduire les jeunes lecteurs.
Le voyage vers l’Antiquité se fera un peu plus tard, durant le cours classique, à travers l’apprentissage du latin et du grec. L’histoire des mots déborde vers l’Histoire tout court, avec un grand H, la grande aventure dans le temps qui remonte jusqu’aux Grecs et aux Égyptiens : il y a ici une boucle digne de mention – car c’est précisément au retour du voyage qui l’a conduit jusqu’en Égypte et en Grèce, à l’automne 1985, que Lévesque entreprend l’écriture de son récit de vie et, notamment, qu’il raconte sa lecture du livre de l’abbé Gagnol, L’Antiquité. L’autobiographie est ainsi, à tous égards, un retour aux sources : tant à la jeunesse lointaine en Gaspésie qu’aux origines de la civilisation occidentale, sûrement aussi avec l’espoir de soigner les cruelles blessures politiques subies cette année-là.
Que cette culture classique soit l’occasion de leçons historiques, cela ne fait aucun doute : ce que Lévesque a retenu, cinquante ans plus tard, de la lecture de Gagnol, c’est que « l’Égypte est un don du Nil » et c’est que la religion égyptienne annonçait à plusieurs égards le christianisme. Bref, les deux questions essentielles que pose l’Histoire : le déterminisme (qu’il soit géographique ou autre) et la répétition. Il est d’ailleurs significatif que, lorsqu’il raconte un peu plus loin sa découverte de certains grands textes de la littérature dite alors canadienne-française, ce soit une citation du Trente arpents de Ringuet qui se détache de tout le reste, entre Les anciens Canadiens et Leur inquiétude de François Hertel – une phrase par laquelle le narrateur de Trente arpents résumait la vie de son personnage central, Euchariste Moisan : « Ce sont les choses qui ont décidé pour lui, et les gens conduits par les choses7. » Et Lévesque d’ajouter aussitôt : « Étions-nous à jamais destinés, nous aussi, à ce genre de vie agie par d’autres ? » Ce n’est pas que le dévoreur de récits d’aventures ait renoncé à son pur plaisir de lire. Aux secs reportages de Xénophon, il a toujours préféré de loin les fabulations d’Homère, ses « grandes sagas » qui sont autant de « voyages dans l’inconnu8 ». C’est plutôt que la littérature et la culture, dans leur rapport à l’Histoire, nous renvoient fondamentalement non pas seulement à la tradition et à la continuité, mais tout autant et davantage encore à l’enjeu de la liberté. Au terme de ce qu’il faut bien appeler son grand naufrage politique, il me semble que cela demeurait chez René Lévesque comme l’indice le plus sûr de son rapport vivant à la culture et à la littérature : que par-delà tous les déterminismes et l’idée que l’Histoire est un éternel recommencement, il restait de l’espace pour un voyage dans l’inconnu et pour l’agir de sujets historiques refusant l’inertie, la pure répétition qu’impose le cours des choses.
Encore jeune, à 21 ou 22 ans, il avait voulu donner une forme littéraire à cet enjeu essentiel. À moins d’être un fin spécialiste de la vie et des écrits de René Lévesque, il y a de fortes chances pour qu’on ne connaisse pas Aux quatre vents, une courte pièce radiophonique dont Pierre Godin situe la rédaction autour de 1943 ou 1944 et qui a été enregistrée devant public par le Théâtre du Nouveau Monde en 1999. Comme le démontre son autobiographie, à laquelle je reviendrai en fin de parcours, cette pièce de jeunesse, un peu naïve et maladroite, manifeste pourtant qu’il y avait une aspiration à l’écriture et à la littérature chez René Lévesque, un goût pour la mise en fiction de l’aventure humaine qu’il avait pu goûter à titre de lecteur tant chez Homère, chez Jules Verne que chez Ringuet.
La pièce est une allégorie, la rencontre inopinée, à un carrefour du firmament, des vents d’Est et d’Ouest, du Nord et du Sud. Ce sont des vents du vaste monde, témoins de l’humanité et de son histoire à travers les âges. Le vent du Sud est plein de soleil, de musiques et de rumbas, il n’est qu’un faire-valoir, en fait, pour les vents d’Est et d’Ouest, qui en ont vu d’autres et n’ont surtout pas le cœur à la danse. Le vent d’Est, soufflant depuis les confins de l’Asie, a survolé la Russie, Athènes, Rome, mais il n’a trouvé, au bout du parcours, qu’une Europe ensanglantée, une terre rouge sang. Venu à sa rencontre, le vent d’Ouest n’a pas trouvé mieux : l’humanité se complaît dans la violence, l’Histoire ne fait que piétiner, les hommes n’ont rien appris ; « c’est une ménagerie d’animaux qui ont oublié d’être raisonnables10», constate le vent du Nord moins directement concerné par tout ce déchaînement.
Mais voici l’événement qui fait l’essentiel de la pièce : au milieu de cette conférence des vents témoins du désastre de l’Histoire, un bruit se fait entendre, c’est une âme qui passe en plein ciel, l’âme d’un homme qui vient de mourir. Cette âme est grise, grise comme l’indistinction facile et confortable, comme l’anonymat de ceux qui se perdent dans la masse et se laissent oublier. En un mot, cette âme est grise parce qu’elle est canadienne-française ! Toute la suite de la pièce sera un long échange entre l’âme, ou plutôt entre ce fantôme d’homme et les vents du monde. Évidemment, c’est du peuple qu’il va s’agir : l’homme qui vient de mourir ne parvient pas à dire qu’il l’aime, ce peuple trop docile, qui parle beaucoup mais jamais au bon moment. « D’ailleurs, avoue-t-il, il n’y a pas d’amour chez nous, il n’y a que de l’indifférence11. »
En a-t-il toujours été ainsi ? Les vents se chargent de rafraîchir la mémoire de cet homme et de son peuple diminué. Le vent d’Est a apporté l’Europe, il a vu s’établir la colonie de la Nouvelle-France ; les vents du Nord, du Sud, de l’Ouest ont soufflé sur les explorateurs. Lecteur de Lionel Groulx, le jeune Lévesque insère des saynètes historiques : Champlain et Pontgravé venus de l’Est, Radisson et Des Groseilliers voyageant au Nord, La Salle et un lieutenant dans le Sud louisianais ; quant au vent d’Ouest, il peut évoquer La Vérendrye. Malgré ces rappels d’une vitalité et d’une aventure passées, l’homme demeure pourtant fataliste et résigné. Il est trop tard pour lui et c’est la voix polyphonique des vents qui prend le relais. Si le passé peut servir d’exemple, c’est parce qu’hier, on regardait vers l’avant et qu’on se risquait dans l’inconnu : « L’Histoire ne recommence jamais » proclame le vent du Nord12. Les quatre vents iront donc sur terre transmettre à ce peuple affadi le message de la vie, de la force, de la grande aventure, ils porteront avec eux la mémoire européenne, les liens avec le Sud, l’ouverture vers l’Ouest, l’énergie nordique, tandis que l’homme se prépare à affronter, dans la plus grande inquiétude, la Justice divine.
Réduit à son contenu, ce théâtre peut sembler bien banal : il est la modeste création d’un jeune homme qui, au tournant des années 1930 et 1940, a lu Lionel Groulx, le François Hertel de Leur inquiétude, peut-être aussi certains textes d’André Laurendeau, bien qu’il ne mentionne pas celui-ci dans ses lectures de jeunesse. L’air du temps est au réveil, au sursaut, à la reprise en mains, à la reconquête de soi et d’un certain espace continental. Le discours des vents peut rappeler, de loin, les voix de Maria Chapdelaine, comme s’il fallait appeler en renfort des voix surnaturelles et cosmiques : la différence, toutefois, est frappante, car si les voix de Louis Hémon se réclament de la continuité et de la fidélité, les vents de Lévesque refusent le déterminisme et prêchent le saut dans l’inconnu.
On peut remarquer, cela dit, que le choix de la forme théâtrale n’est pas neutre. Le jeune Lévesque, qui préférait de loin, comme je l’ai rappelé, les histoires fabuleuses d’Homère aux reportages arides de Xénophon, trouve sans doute un vif plaisir à mettre ainsi en fiction un enjeu national et historique. La représentation allégorique des vents lui permet en outre d’ouvrir le plus large horizon qui soit, situant ainsi le destin canadien français dans un espace-temps sans limite, à la fois planétaire et, plus immédiatement, continental. On est en plein ciel, donc encore bien loin du terrain politique, mais ce ciel est à la fois celui de la mort, d’un destin achevé qui ne peut plus se corriger (celui de l’homme qui s’élève au bout de sa vie vers le jugement divin), et le ciel où soufflent toutes les bourrasques, où rien n’est jamais joué, où il y aura toujours, comme le dit le vent du Nord, « des sentiers inconnus aux quatre vents de l’esprit13 ».
C’est dire que ces vents sont bien davantage qu’une puissance naturelle : ils permettent au jeune Lévesque de dire le pouvoir de la culture, c’est-à-dire à la fois d’une mémoire assumée et d’un dépassement, d’une exigence de création. Évidemment, le mythe du vent appartient à toutes les cultures : souffle sur les eaux, respiration du monde, force régénératrice. On peut aussi noter au passage que le mythe du vent a été important, vital même, dans la poésie québécoise du xxe siècle : on songe au « Vent du Nord » d’Alfred DesRochers, ce « vent épique » dont la « clameur effare un continent14» ; on pense à Anne Hébert, qui souhaite que le vent soit pressenti « tel un prophète véhément, que l’on respire au centre du cœur15 » ; et l’on peut évoquer aussi la strophe magnifique qui vient clore et ranimer la morne complainte du pays accablé et perdu, dans « Héritage de la tristesse » de Gaston Miron :
les vents qui changez les sorts de place la nuit
vents de rendez-vous, vents aux prunelles solaires
vents telluriques, vents de l’âme, vents universels
vents ameutez-le, et de vos bras de fleuve ensemble
enserrez son visage de peuple abîmé, redonnez-lui
la chaleur
et la profuse lumière des sillages d’hirondelles16
Il ne s’agit pas, vous l’avez deviné, de faire de René Lévesque un poète… Mais quand il disait, à la Nuit de la poésie de mars 1980, que les poètes sont ceux qui disent l’idéal, c’est-à-dire qu’ils voient ce que les autres n’ont pas encore vu, il me semble qu’il retrouvait quelque chose de sa plus lointaine culture et qu’il avait voulu lui-même pratiquer avant de s’absorber dans le journalisme et la politique : ce rapport à l’imaginaire qui fait partie intégrante de toute culture, ce rapport au mythe (peut-être plus qu’à l’idéal) qu’il avait retenu des Grecs, c’està-dire cette aptitude à dire l’autre et l’au-delà de ce que nous sommes, que cela s’appelle métaphore, symbole ou allégorie, ce pouvoir de nous projeter hors du donné immédiat, hors de tous les déterminismes et des éternels recommencements.
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Après l’écriture d’Aux quatre vents, René Lévesque devait s’engager dans des métiers qui mettent en œuvre, de manière essentielle, le pouvoir du langage, de la parole vive. Informer, enseigner, convaincre : quand on manque de culture, on croit volontiers qu’il s’agit là de tâches dans lesquelles la langue joue un rôle purement instrumental ou véhiculaire. Or, il est clair que jusqu’à la fin de sa vie, Lévesque a pensé le contraire. Rien ne le montre mieux que la belle page qu’il consacre dans son autobiographie au président Roosevelt, peut-être l’homme politique qu’il a le plus admiré et qui a sans doute beaucoup nourri l’amour qu’il devait conserver pour la démocratie et la culture des États-Unis. Voici ce que Lévesque écrit au sujet des dons de communicateur de Roosevelt : « Écoutant ses “causeries au coin du feu”, cette voix chantante qui rythmait ses phrases comme autant de poèmes en prose, j’enviais ce don qui chaque fois forçait l’attention et créait un suspense en ciselant des mots de tous les jours17. » Comment mieux dire le mariage rêvé, idéal, entre le discours politique et les qualités esthétiques de la parole ? Il ne s’agit plus seulement d’une aptitude à convoquer les symboles et les mythes : il s’agit d’une performance proprement littéraire, qui met en œuvre une musique, un rythme, une tension, et qui s’avance « en ciselant les mots de tous les jours ». Cette dernière précision est importante : sans doute imprégnés que nous sommes d’une certaine tradition française du discours, nous avons trop souvent tendance à situer la culture du côté de l’éloquence, d’une certaine hauteur oratoire. Il y aurait d’un côté les politiciens cultivés (de plus en plus rares, il est vrai) qui parlent noblement, et il y aurait les populistes qui parlent comme tout le monde. En donnant l’exemple des « causeries » de Roosevelt, Lévesque dit autre chose : que la mémoire et la proximité, la culture et l’oralité, la forme littéraire et la quotidienneté peuvent aller ensemble – ce qui est d’ailleurs l’une des plus grandes réussites de la littérature américaine du xxe siècle, et en particulier de la poésie, cette fusion de la plus haute culture avec la parole commune, les « mots de tous les jours ».
Évidemment, il faudrait entreprendre ici toute une analyse des discours, des performances oratoires de René Lévesque; je n’en ai ni le temps ni les moyens. Il me paraît clair, cependant, que cette fusion de la culture et de l’oralité aura été l’une de ses forces et que, dans les dernières années de sa vie, toute une mémoire et une sensibilité littéraires l’habitaient toujours. Ses textes écrits conservent la vivacité de la parole, la proximité de la voix orale et ils ne cessent en même temps d’activer tout un répertoire artistique et littéraire. « Libérer l’avenir », un texte qui date de 1985, en est un exemple : on y retrouve les mythes, « la production industrielle et agricole » présentée comme un monstre à griffes, la famine dans le monde comme un « intuable chevalier de l’Apocalypse », mais c’est aussi, sans aucune ostentation, le ciel « comme un couvercle » et « L’invitation au voyage » de Baudelaire, les « frères humains » de François Villon, telle citation sur la paix du philosophe Alain ou sur « l’amour de la terre » du romancier Bernard Clavel, et c’est une anecdote sur Mozart et le violoniste Yehudi Menuhin empruntée aux mémoires de François Mitterrand18.
Il serait sans doute un peu trop mélodramatique, quoique pas tout à fait faux, d’affirmer que la littérature et l’écriture ont été pour René Lévesque, à la toute fin de sa vie, l’ultime consolation. Mais tout indique que, politiquement meurtri, il s’est lancé dans l’écriture de son autobiographie avec la même boulimie qu’il avait connue comme lecteur dans la bibliothèque de son père, à New Carlisle, ou plus tard au collège. Non seulement il peut dès lors évoquer, avec beaucoup de saveur, les immenses appétits littéraires de sa jeunesse, mais il peut aussi laisser libre cours à son plaisir de dire et de raconter – indifférent, comme il l’explique dans son texte liminaire, à tous ses copains et tous ces « grands esprits » qui lui ont dit et répété qu’il écrivait encore plus mal qu’il ne parlait19, comme si – éternelle hantise québécoise – bien parler et bien écrire devaient forcément s’exprimer dans une élégance un peu engoncée et guidée par cette seule contrainte négative : ne pas faire de fautes ! Alors qu’il y avait chez Lévesque, tant dans son discours que dans son écriture, une assez rare liberté de la langue, une aisance à jouer de tous ses registres.
Au bout du compte toutefois, l’héritage littéraire le plus profond qui demeure présent jusqu’à la fin chez René Lévesque, c’est le pur pouvoir du récit, ce « suspense » qu’il percevait dans les causeries de Roosevelt et que lui-même, dès son entrée dans le journalisme, avait senti comme essentiel. Informer, enseigner, convaincre : Lévesque avait compris très tôt que cela devait passer par l’aptitude à raconter, car le récit engage le temps, il tisse le lien entre le passé et l’avenir, entre l’ici et l’ailleurs. Écoutons-le, dans Attendez que je me rappelle…, raconter comment, à l’époque de la crise du canal de Suez, en 1956, il se demandait, devant sa montagne de notes et d’observations, de quelle façon rendre ce conflit accessible aux Québécois pris dans leur actualité immédiate :
Tout le monde se passionnait pour nos petites intrigues familières qui allaient s’éternisant d’un feuilleton à l’autre. Si éloignées fussent-elles de Saint-Denis et Sainte-Catherine, les grandes secousses du monde ne seraient-elles pas au moins aussi captivantes, peuplées qu’elles étaient de personnages ultra-dramatiques, et pleines de rebondissements plus étonnants que ceux de Lemelin et de Grignon ? Le .l conducteur était là. Non sans expliquer, évidemment, il fallait d’abord raconter et tirer des faits, en tâchant de ne pas les fausser, un récit où il y aurait le suspense20.
Les grands vents n’étaient-ils pas venus raconter à l’homme gris canadien-français l’histoire du monde et l’histoire de son peuple ? Raconter le monde, raconter le Québec, c’était là chez lui, nous le savons, un même projet. Des « poèmes en prose » de Roosevelt aux histoires de la pente douce et des Pays-d’en-Haut de Lemelin et Grignon, et jusqu’aux Fous de Bassan d’Anne Hébert, dont il avait aimé la situation gaspésienne, il me semble qu’il demeurait toujours chez Lévesque le désir secret d’égaler la littérature ou, plus justement, de lui emprunter ses pouvoirs afin de rétablir les ponts entre le local et l’universel, et surtout pour redonner à l’histoire son « suspense », sa puissance inventive, la projeter, au-delà de tous les calculs, vers l’inconnu et ainsi, comme il aimait le dire, « libérer l’avenir ».
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* Pierre Nepveu est poète, essayiste et romancier et il enseigne la littérature à l’Université de Montréal. Auteur de plusieurs recueils de poèmes, il a aussi consacré de nombreux travaux critiques à la poésie québécoise contemporaine. Il a obtenu le prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre en 2005.
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1. Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse, La Nuit de la poésie 1980, ONF, 1981.
2. Gaston Miron, « L’octobre », L’homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 103. Ce poème, vraisemblablement écrit au tout début des années 1960, avait d’abord été publié en 1963 dans la revue Liberté.
3. Voir René Lévesque, Attendez que je me rappelle…, Montréal, Québec/Amérique, 2007, p. 93.
4. Ibid., p. 91.
5. Ibid., p. 92.
6. Ibid., p. 70 et 72.
7. Ibid., p. 97.
8. Ibid., p. 87.
9. Voir l’édition de cette oeuvre de jeunesse, avec une préface de Pierre Godin : René Lévesque, Aux quatre vents, Montréal, Leméac, 1999.
10. Ibid., p. 23.
11. Ibid., p. 31.
12. Ibid., p. 52.
13. Ibid., p. 53.
14. Alfred Desrochers, « Hymne au vent du Nord », dans Laurent Mailhot et Pierre Nepveu, La poésie québécoise des origines à nos jours, Montréal, Typo, 2007, p. 161.
15. Anne Hébert, « Survienne la rose des vents », OEuvre poétique, Montréal, Boréal, 1992, p. 74.
16. Gaston Miron, « Héritage de la tristesse », L’homme rapaillé, op. cit., p. 86.
17. René Lévesque, Attendez que je me rappelle…, op. cit., p. 164.
18. René Lévesque, « Libérer l’avenir », René Lévesque. Textes et entrevues (1960–1987), Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1991, p. 369-394.
19. Voir René Lévesque, Attendez que je me rappelle…, op. cit., p. 19.
20. Ibid., p. 190.