Nous publions ici une recension des actes du colloque de 2007 parue dans la revue Recherches sociographiques de l’Université Laval, volume 50, numéro 2, mai-août 2009.
René Lévesque. Mythes et réalités. sous la dir. de Alexandre Stefanescu, Montréal, VLB, 2008.
Par Anne Legaré, Professeur associé, Département de science politique, UQAM
La lecture de cet ouvrage, qui rend compte des échanges qui ont eu lieu à Montréal le 23 novembre 2007, rappelant le décès, vingt ans plus tôt, de René Lévesque, représente une rare synthèse des interrogations que son action a suscitées. Plusieurs contributions de cet ouvrage apportent un éclairage approfondi pour tous ceux qui s’interrogent sur les transformations du Québec suite aux objectifs qu’il lui a fixés. L’ouvrage cerne avec justesse l’ensemble des questions, des problèmes, des interprétations de cet héritage. Le livre est accompagné du CD d’un discours inédit de René Lévesque, prononcé en la salle du Gesù le 9 mai 1964, adressé aux étudiants du collège Sainte-Marie et dont l’enregistrement est impeccable. Ce document suffit à lui seul pour comparer le destinataire du projet de Lévesque au projet identitaire qui taraude le mouvement souverainiste aujourd’hui. De plus, on comprend que Lucien Bouchard a su respecter, sinon imiter, le ton oratoire fort modeste qui caractérise René Lévesque, gage de son succès.
Le colloque et le livre sont construits autour de quatre principaux thèmes : les mythes et réalités qui façonnent l’image de René Lévesque, puis les influences qu’il a subies et l’héritage qu’il a laissé et, enfin, l’interprétation de son engagement social et national. Pour les fins de cette brève étude, je m’en tiendrai aux enjeux les plus discutés, laissant injustement de côté plusieurs contributions qui font aussi la qualité de ce livre. C’est pourquoi, en respectant l’ordre d’exposition de ces textes, je mettrai l’accent sur ce qui me paraît ouvrir davantage sur les débats actuels.
En guise de mise en bouche, un texte de Daniel Jacques aura, en débutant, un effet d’interpellation, même si c’est sur un mode refroidissant. Jacques propose par fines touches une critique de l’« impuissance à penser l’histoire » de celui qui, au soir du premier référendum, ne saisissant pas le caractère sacré de cet acte politique, a entraîné l’incapacité des souverainistes à penser cette défaite. Jacques précise que le premier référendum « ne devait pas être utilisé comme un instrument de la politique ordinaire, réutilisable à volonté, rechargeable à perpétuité » (p. 26). Cette seule problématique, non reprise dans la suite des exposés, pose dans des termes nouveaux le poids intrinsèque de l’échec dans la logique éternelle de recherche de « plénitude politique » qu’est la souveraineté. Éloigné de tout souci stratégique ou tactique tel celui qui a dominé abusivement l’imaginaire de cette quête, cette pensée amène à dépasser les évidences rationalistes qui caractérisent souvent les analyses politiques et engage un rapport à l’histoire débarrassé de volontarisme, ce qui permet de nommer ce qui n’a pas encore été nommé.
Un ensemble de textes interrogent le rapport de Lévesque à la social-démocratie, puis au nationalisme. Là aussi, des pièces maîtresses dépassent la routine des représentations habituelles. Serge Denis offre un très long développement sur le rapport de Lévesque au mouvement ouvrier dans le cadre de l’histoire internationale de ce mouvement. Cette méthode présente un double avantage, celui d’extraire la réflexion de son localisme tout en rappelant, comme il se doit, les profondes transformations de la social-démocratie au cours des cinquante dernières années (surtout en Europe), permettant ainsi de soustraire la critique des réformes de Lévesque à un cadre figé de nature appropriée. Denis peut ainsi aborder l’action de Lévesque en faisant ressortir sa spécificité en contexte nord-américain. Il évite d’accabler ce parti d’interprétations inappropriées qui le soumettraient au déterminisme d’un parti ouvrier inexistant.
Ce texte d’une trentaine de pages, souligne le double caractère de l’engagement de Lévesque : « … à la fois simple et complexe. Simple, parce que René Lévesque ne présenta jamais la démarche qu’il engageait en 1967 comme une projection sur la scène politique des dynamiques sociales que porte le mouvement ouvrier…En même temps, dans les rapports de pouvoir au sein de la société, rapports de nature socioéconomiques et sociopolitiques… son action s’est donc approchée de fonctions qu’ont assumées les partis de la social-démocratie » (p. 95-96). Si l’auteur assume que « René Lévesque ne fut pas un homme du mouvement ouvrier » (p. 118), il reconnaît que « le projet qu’il met alors en avant s’avère, de fait, analytiquement et par comparaison, davantage assimilable à un projet « libéral de gauche » – un peu comme ceux qu’on a pu identifier dans l’histoire, même récente,…partisans incontestables de réformes, parfois hardies, ces partis ne se considèrent pas et ne sont pas considérés comme des partis ouvriers – qu’à un projet social-démocrate » (p. 101). Voilà qui lève bien des ambiguïtés.
Sous un tout autre éclairage, le texte d’Éric Bédard situe l’héritage social et national de Lévesque à l’aide de références trop souvent oubliées. Avec le souci de l’historien, Bédard s’applique à remettre en mémoire les racines sociopolitiques d’une partie du mouvement nationaliste ayant présidé à la fondation du Parti québécois. Autour de Lévesque, s’applique-t-il à le rappeler, s’est formée une « alliance avec les « bleus ». Cet électorat « bleu », Bédard le définit ainsi : « un électorat généralement francophone, vivant surtout en périphérie du cœur intellectuel et culturel de Montréal; un électorat issu des classes moyennes, paysannes et semi-urbaines…culturellement plus conservateur,… attaché à un modèle familial plus traditionnel… un électorat pas toujours enclin à célébrer les mutations politiques et culturelles vécues par la société québécoise des années 1960 et 1970…un électorat plus « autonomiste » qu’ « indépendantiste », prêt à voter pour la souveraineté à la condition que celle-ci n’entraîne pas une rupture trop brutale avec le Canada; un électorat qui, autrefois, vota pour l’Union nationale, voire même pour les candidats du mouvement créditiste… » (p. 147-148). À partir de ce « refus de la rupture » (p. 149), Bédard isole d’un côté les fervents du RIN et de l’autre, le Regroupement national dont plusieurs idées, exprimées dans La Nation, « avaient tout pour plaire à René Lévesque quelques années plus tard » (p. 152). Une alliance qui conduira en 1966 à la fusion du Regroupement national et du Ralliement des créditistes par la création du Ralliement national. Bédard souligne que les écrits de Lévesque montrent combien il était plus proche « de la vision pondérée et pragmatique des fondateurs du Regroupement national » (p. 156). Ce qui explique « une ferme volonté d’inscrire le projet souverainiste dans une continuité historique » (p. 156). Les liens multiples à établir entre les propositions de Serge Denis et celles d’Éric Bédard illustrent à souhait la complexité de l’homme et du projet, telle que rappelée par plusieurs autres auteurs.
Enfin, le texte de Guy Lachapelle et le document enregistré d’un discours de René Lévesque qui accompagne l’ouvrage fournissent les sources indispensables pour la mise à jour de la pensée de Lévesque sur le nationalisme québécois. Ce débat est d’une étonnante actualité dans la mesure où il montre le conflit récurrent apparu au cours des dernières années entre la référence à l’identité canadienne-française et le passage à l’identité québécoise. Ce passage a-t-il d’ailleurs été pleinement accompli dans les rangs souverainistes? Ces pages, signées par Lachapelle, illustrées par le discours, permettent de prendre acte d’une question qui reste ouverte. Ainsi, selon Lachapelle, sa conception de la « nation québécoise » en ferait « davantage qu’un simple groupe ethnique » (p. 203). Toute la question est là. Depuis les années 1960 et tout particulièrement entre le discours prononcé en 1966 à l’adresse des étudiants du Gesù et maintenant, le destinataire du discours nationaliste a changé. En 1966, Lévesque le dit bien : le nationalisme est le pour soi, la préférence à l’endroit du « groupe national canadien-français », ce qui n’est pourtant pas davantage qu’un groupe ethnique. En 2009, le destinataire s’est élargi et est devenu « québécois ». Depuis le début des années 1990, sous la direction de Jacques Parizeau, puis de Lucien Bouchard et de Bernard Landry, le destinataire se définit par son appartenance au sol québécois : toute personne résidant au Québec est définie par l’identité québécoise. C’est le droit du sol qui fonde le projet de souveraineté. Tous les résidents du Québec sont des québécois. Comme on le sait, dans ce conflit entre une nation d’origine et une nation construite, se condensent les autres enjeux, entre une gauche progressiste et un centre-droit conservateur, renvoyant aux textes précédents qui illustrent aussi un mouvement et un parti souverainistes divisés sur un triple plan, social, national et stratégique. Enfin, seulement deux femmes sur quatorze contributions ont trouvé place dans ces actes, Lysiane Gagnon et Martine Tremblay, alors que l’héritage de René Lévesque a accompagné l’émancipation des femmes et la présence de nombreuses sociologues du politique.