Source : Gilles Dostaler, «Entrevue avec M. René Lévesque», dans Parti pris, volume 5, numéro 2-3, octobre-novembre 1967, p. 7-11.
Parti pris : M. Lévesque, vous présentiez au congrès libéral une résolution proposant la souveraineté du Québec, assortie d’une certaine forme d’union économique avec le reste du Canada. N’était-il pas évident, dès avant le congrès, que cette résolution allait être rejetée, et qu’allaient se dérouler les événements qu’on sait?
René Lévesque : Le problème constitutionnel ne devait pas être, au point de départ, le principal sujet à être débattu au congrès. Depuis un certain temps déjà, le comité de la constitution, et principalement M. Gérin-Lajoie, travaillaient à la rédaction d’un projet de statut particulier. Certains événements, et principalement la visite du Général de Gaulle ont précipité beaucoup de choses. Le parti s’est trouvé pris de court. Il a été décidé de faire un congrès en deux étapes afin de déterminer la position du parti sur ce sujet. Le premier, en novembre, allait être une espèce de déblayage, où chaque groupe et chaque individu pourrait présenter des options précises, d’un extrême à l’autre. Nous savions évidemment que nous n’allions pas rallier la majorité autour de notre thèse. Du moins avions-nous une tribune pour défendre un point de vue nouveau, qui allait ensuite être étudié avec les autres et dont le sort allait être décidé à un congrès suivant. Tel était notre but. Mais la situation s’est trouvée faussée dès le moment où je rendais public mon manifeste. Kierans, peu après, réagissait violemment à mes paroles en se livrant au terrorisme économique. Lesage suivit, et cette question allait devenir, au congrès, un “crois ou meurs”; ou bien j’y passais, ou bien c’était Lesage et Kierans. Le rapport de Gérin-Lajoie n’était pas prêt. Il fut terminé rapidement et renvoyé aux calendes grecques, au congrès. Bref, ceux-là qui voulaient avoir ma tête avaient en main les structures du congrès, et firent voter à l’ouverture, certaines procédures qui faisaient de l’acceptation de la “proposition du comté de Laurier” une question de vie ou de mort. Le jeu était faussé. C’est alors que j’ai décidé de me retirer de ce parti. Mais j’ai déjà assez parlé de tout ce à quoi on s’est livré, autour et à l’intérieur de ce congrès, pour se débarrasser de moi. Cela est du passé. Il importe maintenant de préparer ce qui va venir.
P.P. : L’analyse de la situation québécoise à la base de la thèse de Gérin-Lajoie est identique à celle que vous exposiez au congrès, en défendant votre résolution. Les solutions proposées se ressemblent jusqu’à un certain point. Globalement, la proposition de Gérin-Lajoie est à mi-chemin de la souveraineté que vous souhaitez. Qu’en sera-t-il fait au Parti libéral, et n’est-il pas possible qu’il en arrive bientôt à accepter la solution dont la proposition a amené votre départ?
R.L. : Au lieu de régler un problème, d’ouvrir le sujet du problème constitutionnel et de préparer l’élaboration de solutions, le congrès libéral a mené le parti dans un cul-de-sac. Ils se sont créé une image dont il va être difficile pour eux de se défaire. Le fédéralisme a été adopté comme dogme de foi. La thèse de Gérin-Lajoie, elle-même encore fédérale alors que la nôtre ne l’est plus, a été renvoyée. Il peut devenir de plus en plus difficile pour des gens sérieux de continuer à faire partie de l’appareil libéral. Tels des Gérin-Lajoie, Robert Bourassa, Yves Michaud, Jean-Paul Lefebvre.
P.P. : Le Parti libéral et l’Union Nationale sont supportés, via la caisse électorale, par de puissants intérêts financiers auxquels l’indépendance du Québec nuirait. N’est-il pas clair que, malgré la surenchère à laquelle l’UN se livre, aucun de ces partis ne pourra jamais aller jusqu’au bout, et plus généralement que les indépendantistes ne prendront pas le pouvoir par les méthodes électorales classiques?
R.L. : Il n’est pas du tout évident que ces intérêts n’en viennent pas à appuyer un mouvement indépendantiste, si un Québec indépendant leur propose des règles du jeu raisonnables. Il est clair que là n’est pas, dès l’abord, leur premier avantage. Mais les compagnies puissantes, les milieux de la finance ne se ferment aucune porte. Qu’on voit le RIN obtenir 15% ou 20% des voix, et certains intérêts se prépareront à une éventualité de plus en plus possible. Ils réserveront une partie du gâteau, à la caisse du RIN. Et le RIN risque de se corrompre comme les deux autres partis. Ses structures ne me paraissent guère plus à toute épreuve que celles des vieux partis. Il n’a pas fait l’expérience du pouvoir. C’est là la plus grande différence. Je crois savoir, d’ailleurs, que le RIN a déjà accepté certains montants. Il en recevra de plus en plus le jour où ça deviendra sérieux. Et on est idiot de refuser de l’argent. Mais il y a le risque…
P.P. : Personnellement, quelle action entreprendrez-vous, sur le plan politique. Comment et quand prévoyez-vous que les indépendantistes auront le pouvoir?
R.L. : Nous avons créé, à partir du comté Laurier, une simple association de comté, à laquelle se sont joints plusieurs sympathisants. Je fus loin d’être le seul à quitter le parti à la suite du congrès. Nous mènerons le combat de notre côté, au Québec et à l’extérieur, jusqu’à nouvel ordre. Il s’agit de débarrasser le Québec d’un carcan qui l’empêche de vivre normalement. Bref, de se convaincre de la viabilité de l’option non-fédérale. Et il y a fort à faire, dans cet ordre, avant de construire des solutions-miracles, comme s’évertuent à le faire certains idéalistes. Il se dessine une ligne de partage beaucoup plus claire entre deux solutions au problème du Québec : pas de structures fédérales, ou des structures fédérales. Je vois une sorte de regroupement, autour de l’idée nationale. Je trouve étonnante, par exemple, l’attitude de la gauche du RIN qui, pour préserver la pureté de la “doctrine”, refuse de tenir compte de ces petites gens, très nombreux, qui, dans la région du Lac Saint-Jean et de l’Abitibi, ont voté RN. Il ne faut pas bâtir des systèmes théoriques en se fichant du peuple; il y a énormément à faire, d’abord, pour convaincre ces gens du fait que les structures fédérales nous bloquent, avant de proposer des systèmes auxquels ils ne comprennent rien. Je crois que cette espèce de front finira, plus tôt qu’on ne le pense, par former l’opposition officielle. Le parti libéral s’est clairement défini, il a fort à faire pour redorer son blason. Quant à l’Union Nationale, c’est un gouvernement faible, chef manoeuvrier avec des ministres conservateurs à outrance et d’autres plus ou moins compétents.
P.P. : Il reste que l’indépendance doit avoir un contenu. Un parti qui propose l’indépendance doit aussi proposer des mesures politiques, économiques, sociales, à établir dans un Québec libre. Par exemple, l’indépendance faite par l’Union Nationale ou le Parti libéral ne sera pas la même que l’indépendance faite par le RIN, ou quelque autre formation.
R.L. : Cela est évident. Je dois souligner, d’ailleurs, que j’ai étudié le programme du RIN sans doute plus profondément que beaucoup de membres de ce parti. Or beaucoup de mesures se rapprochaient beaucoup de ce que faisait ou projetait le parti libéral. D’autre part, un tel programme passe par-dessus la tête du public. Ce qu’il faudrait proposer, c’est une série d’objectifs suffisamment définis, une quinzaine de points par exemple. Objectifs concrets pour répondre à des problèmes concrets, résultats d’études précises des divers problèmes qui se posent au Québec. Cela servirait de point de départ. Il y a des problèmes urgents, évidents, à régler : simples exemples : assainir l’information, de force s’il faut, assurer au secondaire une éducation économique solide, c’est une chose qui manque énormément ici.
P.P. : Vous proposez une Union Canadienne? Quelle forme prendrait-elle?
R.L. : Il faudrait cesser de se casser la tête sur ces mots “Union Canadienne”, qui n’ont pas dans le texte l’importance qu’on leur accorde. Il s’agit du Québec, de faire du Québec un état souverain associé, c’est simple, c’est clair, c’est normal. Et plus limpide que les formules nuageuses de “statut particulier”, révision de la constitution, etc. Bref, un marché commun formé par des états pleinement souverains, un marché dans lequel le Québec ne serait plus dans cette position de minorité contrôlée qui l’empêche de s’épanouir normalement, comme toute nation. C’est cela qui est important. Marché commun avec la souveraineté, parce qu’il existe déjà, et qu’il est aussi normal, et que c’est là le mouvement général des nations. Cela exigerait naturellement une coordination fiscale au niveau des entreprises. Cela prendrait la forme aussi d’une union monétaire. Qu’on prenne l’exemple de la Communauté Européenne. Un ancien conseiller de de Gaulle me disait que l’union monétaire est la situation idéale à laquelle on se “désâme” pour parvenir là-bas. La monnaie est un élément désuet de souveraineté. Or nous l’avons dès le point de départ, ici, l’union monétaire. Bref, il s’agit d’administrer conjointement certains secteurs de la vie économique et financière, au meilleur avantage des deux pays.
P.P. : Les problèmes du Québec sont en grande partie des problèmes économiques. La recherche de solutions originales à ces problèmes ne serait-elle pas entravée par une indépendance simplement politique, qui n’est pas accompagnée de la rupture des liens financiers et économiques avec le reste du Canada?
R.L. : Nous ne sommes pas dans la même situation que certains pays sous-développés. Et les frontières économiques entre états souverains perdent leur importance, de jour en jour. Or il existe déjà, ici, des liens que de toute façon, une fois indépendants, il nous faudrait rétablir. Or si nous les avons d’abord rompus, il n’est pas dit que nous pourrons les rétablir facilement. Parce qu’alors, au mieux, le Canada, formé de régions diverses dont les intérêts ne sont pas les mêmes, se serait émietté; au pire, il serait complètement annexé aux États-Unis. Je recevais une lettre de rédacteurs d’une revue de “Winnipeg” du genre “Cité Libre”, qui me disait : “We are sorry, Mr. Lévesque, but we think that you are right.” Le reste du pays, il n’est pas nécessaire de le détruire. Nous n’avons pas les moyens de nous payer les mêmes erreurs que certains pays moins développés. Certains n’ont pas l’air d’estimer la génération d’hostilité qu’on est en train de créer entre les groupes, ce qui peut devenir irréparable. Nous offrons librement au Canada une forme d’association qui est pour nous la seule solution pour survivre, et qui l’est aussi en même temps pour eux. Nous voulons faire ici la majorité autour de cette idée, et alors elle peut se faire aussi dans le reste du pays.
P.P. : Le Québec est dominé économiquement, comme le Canada, par les États-Unis. Est-il souhaitable que cette domination cesse, et comment cela peut-il se faire?
R.L. : Il est clair que c’est là le principal problème, et qu’il deviendrait plus aigu encore si le Québec se séparait brutalement du reste du pays et que ce dernier devenait une pure succursale des USA. Et la seule façon d’atténuer ce contrôle, de reprendre en main certains leviers importants de l’économie, c’est de créer ce marché commun canadien, puis de s’atteler à une besogne de longue haleine : celle du développement interne de la société québécoise.
P.P. : Il semble évident, d’autre part, que l’on assiste à un important changement des rapports de force dans le monde. Empêtrés au Vietnam, les Américains peuvent le devenir en Amérique latine, et cela peut ébranler sérieusement le pouvoir américain. À cela s’ajoutent les graves problèmes intérieurs aux États-Unis, De cela, Québec ressent les contre coups et les ressentira de plus en plus violemment.
R.L. : Il faut se méfier des vues de l’esprit et des généralisations. Il est évident que relativement, le pouvoir américain va diminuer. La Russie se stabilise, la Chine prend de plus en plus d’importance, l’Europe devient un gros producteur, le Tiers Monde peut éclater. Mais pour moi, il y a deux sociétés américaines. Il y a celle, civilisée, de Lincoln, de “F.D.R.”, de Rusk mariant sa fille à un Noir. Puis il y a celle, violente, dangereuse, de Teddy Roosevelt, et de Johnson, qui mène le bal actuellement. Aucune société ne peut longtemps se dépasser elle-même, comme il n’y a pas d’arrangement idéal de la société. Et j’ai confiance en la remonté éventuelle de la première “Amérique”. Relativement, le pouvoir US va diminuer, et cela ils devront finir par l’accepter, et ils y réussiront. Il y aura un réaménagement des relations, et le Québec devra se caser dans ce contexte. Mais il est impossible de prévoir quelle forme cela prendra exactement.
P.P. : Les problèmes sociaux s’aggravent au Québec. La grève récente à la CTM, et le bill 1 qui y a mis brutalement fin, indiquent des vices profonds dans le système actuel des relations du travail. Que pensez-vous de cette loi, à laquelle vous vous êtes opposé, et à la situation générale dans ce domaine?
R.L. : Fondamentalement, j’étais en faveur du Bill 1. Il était essentiel que les services reprennent à la CTM. J’ai voté contre parce que je n’acceptais pas certaines clauses, particulièrement celle qui permettait d’annuler l’accréditation du syndicat. C’est là une mesure qui met en danger le principe même du syndicalisme. Aux difficultés actuelles, il n’y a pas de solution à court terme. Nous avons un gouvernement plutôt anti-syndical, et il n’y a pas de sympathie dans le public pour le mouvement syndical, par suite des dernières grèves. Il y deux mesures urgentes à prendre. D’abord universaliser le mouvement syndical, qui ne représente pas plus de 30% des travailleurs actuellement, ensuite effectuer la fusion des mouvements syndicaux. Il y a actuellement une dispersion énorme d’énergie, due d’une part à la juxtaposition des pouvoirs fédéraux et provinciaux, d’autre part aux divisions internes qui déchirent le monde syndical. Le gouvernement québécois devrait participer activement à cette transformation. On peut songer aussi dès maintenant à une forme de syndicalisation moderne des forces patronales. Il est aussi question de cogestion. Beaucoup de choses vont évoluer.
P.P. : Quelle est votre opinion à ce sujet? Comment voyez-vous la solution idéale à ces problèmes sociaux et économiques?
R.L. : Je n’en sais rien actuellement. J’observe, je lis, je surveille les événements ici et ailleurs. Il est clair que nous assistons à une transformation de l’entreprise privée. Mais cela ne se fera pas seulement à l’échelle du Québec. L’entreprise privée évolue rapidement à l’échelle mondiale, dans une direction qu’il nous est impossible de prévoir dès maintenant. Et c’est de cette évolution qu’il faudra tenir compte dans l’élaboration de politiques concernant les relations du travail aussi bien que les politiques économiques.
P.P. : Quel lien voyez-vous entre le problème social au Québec, ses solutions, et le problème national, auquel vous proposez la solution de l’indépendance?
R.L. : Les deux situations sont étroitement liées. Seul un Québec souverain pourra aménager des relations de travail satisfaisantes. Les règles du jeu seront alors étudiées dans le Québec. Avec des instruments politiques à nous, il nous sera possible d’influer raisonnablement sur l’évolution des entreprises et de toute la vie économique et sociale.
Entrevue par gilles dostaler.